Dossier femmes

Le secret de Geeta

jeudi 26 février 2009, par Wendy Champagne

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Geeta Thapa hésite quand elle parle de son avenir : « Plusieurs hommes me demandent... et... Je n’ai pas été capable de dire oui. »

Pourquoi une jolie jeune femme indépendante de 22 ans hésite-t-elle à s’engager dans les voies du mariage ? Geeta est convaincue que si elle révèle son «  secret », personne ne l’aimera. Mais si elle le garde pour elle, comment arrivera-t-elle à vivre avec son lourd passé ? Elle avait seize ans et demi quand la Rescue Foundation l’a rescapé des bordels de Mumbai. Pendant trois ans, elle avait vécu dans des chambres à coucher sans fenêtres, comme esclave sexuelle.

La vie de Geeta offre une perspective sur le défi qui attend les victimes du trafic d’enfants à travers le monde : comment réintégrer avec succès la société, fonder une famille et travailler ?

La réinsertion sociale apparaît souvent comme l’aspect négligé des initiatives antitrafic. Pourchasser et accuser les trafiquants et les propriétaires de bordels accapare énormément de ressources. Par conséquent, plusieurs organisations manquent de souffle afin de préparer les anciennes victimes à une nouvelle vie en dehors des bordels. Cette tâche est compliquée par le fait que les jeunes filles risquent d’être récupérées et exploitées à nouveau dans un trafic. La plupart des victimes n’ont peu ou pas d’éducation et sont issues de familles éclatées ou pauvres. L’approche naturelle des organisations en Inde, un pays où les jeunes femmes sont entretenues et protégées par leur famille jusqu’au mariage, est d’assurer leur sécurité, leur gîte et leurs besoins essentiels : une sorte d’assistance sociale. « Il y a deux options pour les filles rescapées, selon Leena, conseillère à la Rescue Foundation : le travail ou le mariage, et beaucoup de filles ne veulent pas travailler. »

Surpeuplée et sous financée, la Rescue Foundation a choisi ce qui lui apparaît comme la solution la plus appropriée pour le nombre croissant de jeunes filles dont elle a la charge : le mariage. Dès que le dossier juridique de la jeune femme est réglé, la directrice de la fondation, Treveni Acharya, commence à sélectionner des maris potentiels. « Ces filles sont mes enfants, dit-elle. Elles ont été abandonnées par leur famille alors, dans ma culture, je suis leur maman. Je veux m’assurer qu’elles soient bien nanties et en sécurité. »

En Inde, le mariage est vu comme un élément essentiel de la culture. Malgré les dernières années de globalisation économique occidentale, encore 80 % des mariages sont arrangés. Pour la majorité des jeunes femmes victimes de trafic, il y a peu d’espoir de retourner à la maison, puisque c’est souvent là que l’exploitation a commencé.

Aarti, 18 ans, est résidente de la Rescue Foundation depuis quatre ans ; elle a sa propre vision des choses : « Après cette année, ils ne me garderont plus ici. Mais si je me marie, seul un homme qui est comme un dieu voudrait prendre soin de moi. Alors quel est mon choix ? Le travail domestique, aller ici et là, laver la vaisselle... »

Une autre approche

Compte tenu des choix limités des filles rescapées des bordels, certains soutiennent que la vraie réintégration sociale ne fonctionne que si les enfants participent activement à leur guérison. «  Pour les victimes de violences et d’abus vivant dans les ONG et les foyers de l’État, la réhabilitation continue selon un vieux modèle : l’habituel suivi avec un conseiller ainsi qu’une formation en couture, en impression ou en tricot. Il y a peu d’innovations dans les soins ou la recherche de nouvelles opportunités pour les victimes », selon Sohini Chakrabooty, sociologue et militante de Kolkota. Elle a fondé une organisation qui utilise la danse et le mouvement pour transformer les jeunes victimes de sévices sexuels. «  Les enfants traumatisés par l’exploitation sexuelle ont souvent des perceptions négatives de leur corps et de leur vie, et ils doivent subir ce lourd stigmate quotidiennement », dit madame Chakrabooty.

Geeta et Aarti participent à la création d’une vidéo de danse. Les jeunes femmes ont passé deux semaines à s’entraîner avec la Montréalaise Nancy Leduc, pratiquant une série d’exercices destinés à les aider à se réapproprier leur corps. Elles ont ensuite créé une chorégraphie avec comme but de dénoncer le trafic humain.

Comme Sohini Chakrabooty, Nancy Leduc croit fermement que le mouvement que suscite la danse est un outil puissant pour réintégrer les filles et sensibiliser le public. Ultimement, la solution la plus efficace pour ces jeunes rescapées pourrait être une combinaison des deux approches : créer un environnement stable et sécuritaire où on leur donnerait de réels outils pour apprendre à aimer leur corps et à s’aimer elle-même.

Après son expérience de la danse, Aarti envisage clairement son avenir : « Je veux danser ou être actrice. Je veux faire de l’argent et me faire un nom aussi. Je n’en veux pas plus. »
Pour Geeta, le chemin à parcourir est moins évident. Elle agonise sous le poids de son « secret ». Après son adolescence d’esclavage dans le Red Light de Mumbai, elle est maintenant prisonnière d’une autre réalité : elle vit avec le sida.


Wendy Champagne est la réalisatrice du documentaire Red Light Bhangra.
www.kolkatasanved.org
www.redlightbhangra.com

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