Le rouleau compresseur de la justice

mardi 30 octobre 2018, par Claude Vaillancourt

Nous avons la conviction que la justice a comme objectif de protéger les individus contre toute forme d’abus et qu’il y a égalité face à elle. Cet idéal ne résiste cependant pas à l’épreuve des faits. Nous savons qu’avoir beaucoup d’argent permet de se payer de bon-ne-s avocat-e-s qui aideront grandement à détourner les jugements à l’avantage des plus riches.

La situation devient particulièrement intolérable lorsque de grandes entreprises se servent de la justice pour écraser celles et ceux qui osent se dresser contre elles et placer l’intérêt public devant leurs profits. La justice devient alors un outil dangereux. Les entreprises qui y ont recours en connaissent très bien les rouages. Elles ont des moyens illimités pour s’offrir la coûteuse expertise nécessaire pour annihiler la liberté d’expression.

Leur avantage est d’autant plus grand lorsqu’elles ont contre elles des adversaires fauché-e-s qui n’ont que leurs convictions et une connaissance très grande de leurs dossiers pour se défendre. Devant ces personnes, l’arme de la justice, détournée de sa fonction véritable, sera impitoyable. Censurer, faire taire, au nom du droit, voilà qui demeure très troublant.

C’est ce que racontent Anne-Marie Voisard et Marie-Ève Maillé dans deux excellents témoignages publiés chez Écosociété, Le droit du plus fort et L’affaire Maillé. Le premier nous fait revivre la saga de l’essai Noir Canada, poursuivi pour la somme de 11 millions $ par les compagnies Barrick Gold et Banro. Le second détaille les démêlés de l’auteure, invitée à témoigner comme experte dans un procès, et sommée de rendre à l’entreprise défenderesse des données de recherche confidentielles.

Ces deux histoires montrent, exemples à l’appui, comment la justice peut agir comme un rouleau compresseur et s’introduire, avec un manque incroyable de compassion, dans la vie des personnes qu’elle prend pour cible. Le message envoyé est clair : gare à vous si vous vous mettez dans les pattes d’une grande compagnie. La justice vous le fera payer cher.

Les moyens utilisés pour réduire l’adversaire et bâillonner la recherche indépendante sont d’une grande cruauté : isoler les victimes, exiger d’elles de produire en peu de temps une quantité invraisemblable de documents, les enfermer dans un labyrinthe de procédures, refuser d’entendre un autre langage que celui du droit, placer ce dernier au-dessus de tout autre type de discours, refuser d’aborder les questions de fond, piéger les victimes, exiger qu’elles paient encore et toujours plus pour se défendre, adopter une attitude condescendante et méprisante, menacer et menacer encore, devant les tentatives de résistance.

Marie-Ève Maillé raconte son aventure au jour le jour, comme un véritable suspense. Laissée complètement seule devant un système prêt à la broyer, elle doit en partie sa victoire finale à un avocat providentiel, au service de Pro Bono, une association d’avocats bénévoles. Cette justice foncièrement injuste finit tout de même par trouver un certain équilibre grâce à des volontaires issu-e-s de ce même système. Mais cette aide fragile est loin d’être garantie, elle dépend de l’humeur et de la générosité de quelques personnes. Quant aux autres types d’aide juridique, l’auteure montre à quel point ils sont remplis de lacunes et ne conviennent pas à tous.

Tout en racontant les épisodes de sa lutte contre Barrick Gold en compagnie de l’auteur Alain Deneault, Anne-Marie Voisard se sert de cette histoire pour dénoncer les failles structurelles de notre système de justice. Sa réflexion est érudite, d’une grande profondeur, écrite dans un style admirable, et s’appuie sur une impressionnante recherche. Une justice n’est plus vraiment ce qu’elle doit être quand les procédures prennent toute la place, quand les poursuites s’étirent à n’en plus finir, quand le « hors cour » se transforme en harcèlement, quand la nécessité de se défendre doit passer avant tout : le travail, les loisirs, la famille.

Si bien que devenir l’objet de pareilles poursuites, c’est être coupable en partant. Le châtiment commence dès que les procédures sont enclenchées. Comme dans le roman Le procès de Kafka, qui sert de fil conducteur dans le livre d’Anne-Marie Voisard, et dont l’absurdité des situations retrouve bel et bien des équivalents dans la réalité.

Un point commun troublant dans les deux ouvrages : ces histoires ne se sont pas trop mal terminées à cause d’une bonne couverture médiatique et d’une forte mobilisation en faveur des victimes. Ce qu’on peut en déduire est troublant. Notre système de justice peut échouer lamentablement à être juste si l’indignation collective ne le rappelle pas à l’ordre.

Le droit du plus fort et L’affaire Maillé devraient être des lectures obligatoires pour tous et toutes les juges et avocat-e-s de ce monde. Ne serait-ce que pour leur donner un peu mauvaise conscience. À vivre trop dans leur monde et dans leurs procédures, inféodé-e-s à la puissance de l’argent, déconnecté-e-s, ils-elles sont comme des peintres les yeux collés sur leur toile qui ne voient plus l’ensemble et perdent le sens de ce qu’ils-elles font.

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