Dans son discours inaugural lors de la première conférence de la Société internationale pour l’équité en santé en 2000, Sudhir Anand expliquait que les iniquités de la santé, étant contraignantes, constituent des inégalités dans les capacités de fonctionner : elles empiètent donc sur l’égalité des chances (1). En effet, pour atteindre un bien-être et surmonter les problèmes causés par les effets d’un statut inférieur dans la hiérarchie sociale, la santé s’avère nécessaire (2). La volonté d’atteindre l’équité en santé résonne depuis les dernières années avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et quelques gouvernements (3). Or, malgré que l’équité en santé soit de plus en plus une priorité en santé mondiale (4), il s’avère évident que les efforts mondiaux pour aller en ce sens sont loin du but : la plupart des initiatives menées par les grandes institutions en vue des Objectifs du Millénaire pour le développement en santé atteignent surtout les couches de la population plus aisées, au détriment des plus pauvres (5). La Banque mondiale avouait, dans un rapport en 2009, qu’un tiers des projets pour améliorer le statut HNP (santé, nutrition et population) n’avait pas de mécanisme pour rejoindre les pauvres (6). Donc, malgré la présence de l’équité dans les discours en santé mondiale, elle est peu vécue sur la réalité du terrain. Si, en définition, l’équité en santé est « l’absence de disparités en santé entre les groupes sociaux (2) », qui donc est responsable pour sa mise en application ?
En retournant la question, on peut plutôt se demander : qui sont les principaux intéressés en santé mondiale ? Si on nomme les grands acteurs de la santé mondiale tels que l’OMS, la Banque mondiale, l’UNICEF, la Bill and Melinda Gates Foundation, on se rend compte qu’on oublie les premiers concernés : les citoyens ou la société civile. Si l’on est en faveur de l’équité en santé, il s’avère pertinent d’être à l’écoute de leurs organisations. L’OMS définit les organisations de la société civile (OSC) comme des « organisations non étatiques, à but non lucratif et bénévoles créées par des individus dans la sphère sociale de la société civile. Ces organisations ont une base communautaire, de quartier, professionnelle, sociale ou autre (7) ». La société civile est un élément incontournable pour faire avancer l’équité en santé : elle exprime clairement les besoins des populations les plus vulnérables ; donne à ces dernières le pouvoir de réaliser elles-mêmes leur droit à l’équité ; et elle est la plus à même de militer pour la mise en œuvre de changements structurels nécessaires pour arriver à l’équité en santé.
Le People’s Health Movement (PHM), qui rassemble des OSC, des ONG et des groupes de femmes provenant majoritairement des pays en voie de développement, peut être considéré comme un digne représentant de la société civile. L’histoire de PHM a ses racines dans l’évolution fragile des soins de santé primaires depuis la conférence d’Alma-Ata, en raison de la mondialisation économique. Le PHM avait pris son envol en 2000 avec la « People’s Charter for Health », qui re-catalysait l’attention autour des soins de santé primaires, ceux-ci étant porteurs d’équité dans l’accès aux soins de santé (8).
D’une part, les organisations de la société civile, dont fait partie PHM, permettent d’entendre directement les voix des plus démunis et des opprimés. Cela se fait, entre autres, par l’intermédiaire des rapports d’appréciation du droit à la santé (« Right to Health assessment reports »), décrits dans le rapport Global Health Watch 3. Ces rapports, dont le cadre a été produit par PHM, permettent aux OSC à l’échelle internationale de rapporter les violations au droit à la santé vécues sur le terrain. Par exemple, en Inde, la campagne « Right to Healthcare », menée par PHM en 2003-2004, visait à faire la lumière sur le déclin de la qualité et de l’utilisation du système de santé public. Pendant cette campagne, de nombreux cas de déni des soins de santé ont été documentés et présentés en commissions régionale et nationale, et des sondages ont été menés sur les équipements publics de santé en milieu rural. Cette approche englobe aussi les déterminants sociaux de la santé que sont les droits à l’eau potable, la sécurité nutritionnelle, le logement, l’éducation et un environnement sécuritaire. Ainsi, la campagne « Right to food » avait aussi été lancée simultanément en Inde (9). En conséquence, on se rend compte que grâce aux OSC, des voix s’élèvent qui n’auraient autrement pas pu se rendre sur la scène publique.
D’autre part, PHM plaide non seulement pour les laissés-pour-compte auprès des grandes institutions et des autorités, mais travaille aussi à faire reconnaître les iniquités de la santé et les moyens pour leur faire face auprès de la société civile elle-même. Grâce à ses campagnes, elle fait prendre conscience à sa base des injustices sociales causées par la libéralisation et la privatisation des services et fait la promotion des droits de l’homme (8). Par son approche du droit à la santé pour faire valoir l’équité (décrite plus haut), PHM pousse les individus et les communautés à revendiquer des résultats concrets. Les données récoltées auprès des populations marginalisées sont utilisées par PHM pour travailler sur des plans d’action afin d’enrayer les violations au droit à la santé. Par exemple, selon le Global Health Watch 3, dans l’État du Maharashtra, à la suite des développements découlant des campagnes « Right to Healthcare », un processus de « Community-based monitoring of health services » fut instauré en 2007 dans 500 villages. Ce processus inclut des comités de santé villageois qui émettent périodiquement des rapports sur la distribution des soins de santé, et des consultations où les représentants gouvernementaux et la société civile tentent de résoudre ensemble les problèmes rapportés. Un an et demi plus tard, le taux de satisfaction et d’utilisation des services de santé publics avait grandement augmenté (9). Ainsi, on observe qu’en s’organisant, les citoyens ont le pouvoir de se prendre en main et que des changements concrets et positifs en équité de la santé sont possibles sans que ceux-ci viennent des institutions.
Troisièmement, il est connu que des « changements fondamentaux sont requis dans les structures sociales et économiques sous-jacentes (2) » pour atteindre l’équité en santé. La société civile possède l’indépendance requise et la volonté d’œuvrer pour ces changements, qui sont à son avantage. Les OSC de la société civile ont l’atout d’être dépourvus d’intérêts financiers, géopolitiques et académiques qui, par contre, ont une influence sur les institutions de l’ONU, les universités et les partenaires privés (10). Les OSC comme le PHM représentent donc un acteur dont le poids devrait peser plus lourd dans la balance des intérêts internationaux. Qui d’autre que la société civile pour remettre en question aussi ardemment des facteurs économiques et politiques comme la mondialisation ou les effets de la colonisation, qui sont à la source des déterminants sociaux de la santé (11) ? Par exemple, le PHM fait valoir ce qu’aucune autre institution n’ose plaider, comme l’annulation de la dette pour les pays les moins développés et l’utilisation de son équivalent pour les activités de réduction de la pauvreté, de santé et d’éducation ; la taxe Tobin ; un arrêt dans la privatisation des soins de santé ; l’accès inconditionnel aux soins de santé pour les plus pauvres, sans égard à la capacité de payer (8). PHM s’inscrit aussi dans un spectre de revendications plus large, en gardant toujours l’équité en tête, comme la surveillance de l’OMS, afin que celle-ci reste indépendante des intérêts commerciaux (8). Par leurs revendications, les OSC parviennent à recentrer l’équilibre du pouvoir, en ayant par exemple joué en partie le rôle d’accélérateur de la reconnaissance de l’OMS envers les déterminants sociaux de la santé (12). En 2001, l’OMS avait formé l’Initiative société civile afin de mieux collaborer avec les OSC, grâce au lobbying de PHM (8). L’OMS a aussi fini par mettre en place la Commission des déterminants sociaux de la santé en 2005 (12), pour laquelle le groupe représentant la société civile avait présenté un rapport éclairant. Un autre moyen que PHM et quatre autres OSC utilisent pour promouvoir le changement vers l’équité est la publication des rapports Global Health Watch, qui, par leurs critiques des projets des grandes institutions et par la présentation d’alternatives (10), inciteront peut-être ces institutions à se montrer plus responsables. On observe ainsi qu’en cherchant l’appui de l’opinion publique et par leur début d’influence sur les institutions internationales, PHM et les autres OSC peuvent influencer une évolution favorable à l’équité en santé.
Vers où aller dans les prochaines années ? À la suite de la première People’s Health Assembly en 2001, Fran Baum proposait trois avenues à emprunter : des gouvernements interventionnistes mettant en place des politiques équitables de redistribution économique et sociale ; l’amélioration de la gouvernance en santé publique en la maintenant indépendante des intérêts industriels et des multinationales ; et enfin, une prise de position plus ferme en faveur de l’équité de la part des professionnels de santé, de même que leur participation à des mouvements de mobilisation plus larges (13). Si on note aujourd’hui une plus grande implication académique et politique des professionnels de la santé publique en faveur de l’équité (14), force est de constater que les trois avenues de Baum sont encore d’actualité. Heureusement, un atout réside en la diversité des individus qui forment PHM, que ce soit des chercheurs, des représentants des agences de l’ONU ou des ONGs, des mouvements populaires, des pays pauvres et riches, faisant la promotion de l’équité (13). D’autres forces sociales se sont jointes au mouvement, comme le Forum social mondial, additionnant ainsi leur poids politique. Dans un monde dominé par les intérêts financiers et géopolitiques des nations riches, les organisations de la société civile sont les gardiennes de l’accès à la santé pour tous. Même du point de vue des grandes institutions internationales en santé mondiale, un esprit extérieur, critique et vigilant peut permettre de mieux avancer. Si l’apport des analyses, études, les rapports et projets menés rigoureusement et scientifiquement par ces grandes institutions pour améliorer la santé est inestimable, il n’en reste pas moins que la société civile se doit de continuer à être un moteur vers l’équité en santé et à œuvrer pour des plus grands rapprochements et collaborations avec les institutions. Il importe d’être attentivement à l’écoute des besoins des citoyens des pays en voie de développement et de s’inspirer des projets et des critiques initiés par les communautés elles-mêmes. Il est clair que les grandes institutions, en collaboration avec les gouvernements, ayant l’argent, le pouvoir et le savoir technique, sont ultimement responsables de la mise en application de l’équité en santé. Toutefois, si les grandes institutions ne remplissent pas leur responsabilité d’améliorer l’équité en santé, la société civile ne peut que compter sur elle-même pour assumer sa mise en application. Voilà pourquoi nous avons besoin d’une société civile globale, indépendante et qui s’affirme.