Le plus grand des maux et le pire des crimes

vendredi 22 mars 2013, par Ianik Marcil

La pauvreté est « le plus grand des maux et le pire des crimes » écrivait George Bernard Shaw. Il est, en effet, criminel de maintenir des êtres humains dans la pauvreté et de ne pas tenter de sortir ses semblables de la précarité.

La ministre Agnès Maltais a motivé sa réforme de l’aide sociale par son désir de « renforcer l’incitation au travail ». Il serait donc légitime que le gouvernement favorise l’insertion au marché du travail de ceux qui en sont exclus, leur permettant ainsi de s’extraire de la pauvreté. Cependant, la nouvelle réglementation ne favorise d’aucune manière « l’incitation au travail » – bien au contraire. Nous nous opposons donc fermement contre cette réforme qui se base sur trois erreurs : morale, politique et économique.

Il est moralement odieux de prétendre que le sort économique des plus démunis d’entre nous est le fait de leur propre volonté – comme le serait leur capacité à améliorer leur situation sociale et économique. Croire cela suppose qu’ils sont les seuls responsables de leur sort. Le gouvernement Marois, en réduisant le soutien d’aide sociale pour certaines catégories de prestataires, leur envoie un message clair : le montant de vos prestations étant trop élevé, vous vous complaisez dans votre statut précaire. En le réduisant, vous serez incité à sortir de votre torpeur. Conclusion : ces prestataires d’aide sociale sont des paresseux qui ne fournissent pas les efforts nécessaires. Est-il nécessaire de rappeler que l’aide sociale constitue un soutien de dernier recours ?

Ce faisant, la décision de madame Maltais a des conséquences sociales et politiques graves. Considérer que les prestataires d’aide sociale sont les artisans de leur propre malheur revient à les exclure du reste de la société, c’est-à-dire de ceux et celles qui ont un travail et contribuent, ainsi, à la prospérité économique et à une vie politique légitime. Il s’agit là d’une forme particulièrement insidieuse d’exclusion sociale. L’État ne cherche pas (ne cherche plus ?) l’inclusion de tous les membres de notre société, mais à en isoler certains d’entre eux. Cette réforme accélère l’étiolement des liens sociaux, déjà mis à mal depuis des décennies. Sans compter, également, les impacts délétères, à long terme, de la pauvreté sur la santé, notamment celle des enfants, les plus vulnérables d’entre nous.

Qui plus est, il s’agit d’une décision basée sur des principes économiques erronés. De nombreuses études empiriques démontrent que réduire les prestations n’incite pas ceux qui en bénéficient à se trouver un emploi, au contraire. Lorsqu’on reçoit la somme ridicule de 604 $ par mois, on n’est pas seulement pauvre : on est en situation de survie. Or, en situation de survie, personne n’est incité à se chercher un emploi. L’essentiel de notre énergie est destiné à survivre jusqu’au premier jour du mois suivant. Quand 5,50 $ pour un aller-retour en autobus-métro à Montréal grève un budget bouclé au sou près, une simple entrevue d’embauche constitue un sacrifice financier.

D’autant que si un prestataire désire se trouver un emploi, encore faut-il que le marché du travail en propose. Les mutations que le marché de l’emploi connaît depuis de nombreuses années ont grandement limité l’offre d’emplois pour bon nombre de travailleurs – sans compter la crise qui maintient l’ensemble de l’économie dans un état de stagnation depuis près de cinq ans. À cela s’ajoute la capacité de ces prestataires à tout simplement répondre aux exigences des employeurs. Car, si ce ne sont pas des prestations plus faibles qui incitent les gens à se trouver un emploi, ce sont, en revanche, de meilleures capacités à répondre aux « besoins du marché du travail » qui font en sorte qu’elles les libèrent de la nécessité de recourir à l’aide sociale. Et cela ne se crée pas comme par magie, en réduisant leurs prestations. Cela se crée par de meilleurs programmes de formation professionnelle. Un prestataire de l’aide sociale a généralement épuisé la totalité des possibilités d’intégration au marché du travail – tant pour des raisons d’employabilité, de disponibilité d’emplois que de capacité à traverser des épreuves importantes, comme celle de régler un problème de toxicomanie.

En ce sens, le gouvernement Marois, fait preuve de violence économique auprès d’une partie des plus démunis d’entre nous, en camouflant derrière de faux principes d’incitation à l’emploi une mesure d’austérité qui ne fera économiser au trésor public qu’une somme dérisoire.

Nous exigeons donc le retrait immédiat de cette mesure inhumaine, socialement inacceptable et économiquement inefficace. Qu’en lieu et place, le gouvernement Marois investisse, au contraire, des sommes conséquentes dans le soutien à l’employabilité, au développement économique des communautés affligées par la crise économique et à la création d’emplois de qualité. La pauvreté est une épreuve difficile qu’on ne peut souhaiter à personne, non pas une honte. Il est honteux qu’une société s’attaque à ses plus vulnérables.


Ianik Marcil est économiste indépendant. Vous pouvez le rejoindre à l’adresse suivante : im@ianikmarcil.com

Crédit photo : Flickr / gino carrier

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Ont cosigné solidairement cette lettre :

Delphine Abadie, auteure, chercheure indépendante
Omar Aktouf, professeur, management, HÉC
Valérie Amiraux, professeure, sociologie, Université de Montréal
Marcos Ancelovici, professeur, sociologie, Université McGill
Normand Baillargeon, professeur, science de l’éducation, UQÀM
Jean Barbe, auteur
Gérard Beaudet, professeur, Institut d’urbanisme, Université de Montréal
Laurence Bherer, professeure, science politique, Université de Montréal
Sirma Bilge, professeur, sociologie, Université de Montréal
Martin Blanchard, travailleur communautaire, Comité logement de la Petite-Patrie
Camil Bouchard, professeur, psychologie, UQÀM
Dominic Champagne, auteur et metteur en scène
Evelyne de la Chenelière, artiste
Ryoa Chung, professeure, philosophie, Université de Montréal
Alain Deneault, auteur et Chercheur au Réseau pour la justice fiscale/Québec
Élise Desaulniers, auteure, conférencière et blogueuse
Pascale Dufour, professeure, science politique, Université de Montréal
Brigitte Haentjens, metteure en scène
Pierre Lefebvre, rédacteur en chef de la revue Liberté
Paul Lewis, vice-doyen, Faculté de l’aménagement, Université de Montréal
Iain Macdonald, professeur, philosophie, Université de Montréal
Jocelyn Maclure, professeur, philosophie, Université Laval
Mathieu Marion, professeur, philosophie, UQÀM
Laurence McFalls, professeur, science politique, Université de Montréal
Christian Nadeau, professeur, philosophie, Université de Montréal
Pierre-Yves Néron, maître de conférences en éthique économique et sociale, Université Catholique de Lille
Yvon Rivard, écrivain, professeur émérite, Université McGill
David Robichaud, professeur, philosophie, Université d’Ottawa
Geneviève Rochette, comédienne
Michel Seymour, professeur, philosophie, Université de Montréal
Claudine Simon, criminologue, fondatrice Les Alter Citoyens
Maxime St-Hilaire, professeur, droit, Université de Sherbrooke
Patrick Turmel, professeur, philosophie, Université Laval
Alain Vadeboncœur, médecin, président de Médecins québécois pour le régime public
Julien Villeneuve, professeur, philosophie, Collège de Maisonneuve
Laure Waridel, co-fondatrice, Équiterre
Daniel Weinstock, professeur, philosophie et droit, Université McGill

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