Les causes de la crise alimentaire sont multiples : l’imposture des biocarburants, le scandale de la spéculation sur les denrées alimentaires, les changements climatiques, la hausse de la demande, les ambiguïtés de l’aide alimentaire, etc. Tous ces facteurs sont réels, mais le mal est plus profond. Il est structurel. Il plonge ses racines dans les nouvelles règles du jeu qui régissent le système économique mondial, dit global, depuis le début des années 1980.
Ces règles, enchâssées d’abord dans les Programmes d’ajustement structurel (PAS), puis dans l’Accord de libre-échange nord-américain (qui en 1994 devient le premier traité de libre-échange à englober l’agriculture) et ensuite dans les accords de l’OMC, peuvent se résumer en quatre impératifs catégoriques : déréglementation, privatisation, libéralisation et réduction des dépenses sociales de l’État. En somme, c’est la logique de l’intervention minimale de l’État et du tout-au-marché, incluant l’interdiction de protéger l’agriculture nationale.
Ajuster les pratiques agricoles du tiers-monde au marché global
Au début des années 1980, le FMI et la Banque mondiale se découvrent une nouvelle vocation : ajuster les structures socioéconomiques des pays du tiers-monde aux règles de cette nouvelle phase du capitalisme contemporain appelée globalisation. Ce système, dominé par une poignée d’oligopoles, dont celui de l’agrobusiness, vise à englober dans un marché planétaire déréglementé toutes les ressources de la planète, y compris les produits alimentaires désormais considérés comme des marchandises comme les autres. Le FMI et la Banque mondiale travailleront de concert pour ajuster les structures socioéconomiques des pays du tiers-monde à ce marché globalitaire qui met en concurrence les riches et les pauvres, les forts et les faibles.
Pour atteindre cet objectif, les deux sœurs négocieront avec les gouvernants du tiers-monde, que le surendettement a rendus dociles, des protocoles secrets appelés Policy Framework Papers. Ce sont les sinistres Programmes d’ajustement structurel, véritables coups d’État feutrés, perpétrés à l’insu des populations. En apposant leur signature sur ces « papiers » confidentiels, les élites politiques s’obligent à favoriser les cultures d’exportation au détriment de l’agriculture vivrière. Le but : générer les devises nécessaires au service de la dette et à l’achat de nourriture produite à meilleurs coûts dans d’autres pays. Elles s’engagent, de ce fait, à ouvrir grandes leurs frontières aux produits agricoles étrangers. C’est la ruine progressive de l’agriculture paysanne. C’est la ruine aussi d’une industrie alimentaire naissante qui ne peut concurrencer l’avalanche de lait en poudre et de poulets européens et brésiliens qui déferle sur le marché intérieur.
Une politique généralisée d’insécurité alimentaire
Les PAS n’ont réglé aucun des problèmes qu’ils prétendaient résoudre. La fluctuation des prix agricoles sur les marchés internationaux a rendu les pays pauvres plus pauvres et plus vulnérables. Selon le Fonds international pour le développement de l’agriculture (FIDA), une augmentation de 1 % des prix des denrées de base jette 16 millions de personnes de plus dans l’insécurité alimentaire.
Dans les pays de l’Afrique centrale, la part de la population sous-alimentée est passée de 36 % au début des années 1990 à 56 % dix ans plus tard.
Le Kenya, un pays qui connaissait avant 1980 des surplus céréaliers, s’est vu frappé par la famine dans les années 1990. Pourquoi un tel renversement de situation ? Parce que le FMI a exigé du gouvernement, comme condition au rééchelonnement de sa dette extérieure, l’ouverture des frontières nationales au marché mondial des denrées alimentaires. Les paysans kenyans n’ont pu résister à la concurrence des produits subventionnés du Nord.
Depuis l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, le Mexique subit le même triste sort. Le maïs états-unien subventionné a inondé le marché mexicain, ce qui a ruiné les agriculteurs locaux. Aujourd’hui, les manifestations des gens affamés se multiplient au Mexique avec la hausse des prix du maïs, propulsées par la production d’éthanol aux États-Unis.
L’objectif mercantiliste de l’Accord sur l’agriculture
À la fin de la décennie 1990, le FMI et la Banque mondiale, en perte de légitimité, délaissent finalement la stratégie des PAS. C’est alors qu’entre en scène l’OMC, qui prend le relais de la désorganisation des systèmes alimentaires nationaux par le biais de l’Accord sur l’agriculture.
L’Accord mondial sur l’agriculture régi par l’OMC n’a pas pour but, comme on pourrait s’y attendre, d’assurer une alimentation saine et suffisante à tous les habitants de la planète, mais plutôt — stupéfiant paradoxe ! — de limiter le droit des gouvernements à soutenir et à protéger leur agriculture. Incroyable, mais vrai : le préambule de l’Accord stipule en toutes lettres que son objectif est de « parvenir par un processus suivi s’étendant sur une période convenue à des réductions progressives et substantielles du soutien et de la protection de l’agriculture ».
Pour atteindre cet objectif de non-protection de l’agriculture et de non-souveraineté alimentaire, l’Accord rend obligatoires trois séries de mesures :
1. le libre accès au marché national des produits agricoles étrangers ;
2. la diminution progressive des soutiens internes à l’agriculture ;
3. l’élimination progressive du dumping et des subventions à l’exportation.
Pour en arriver à cette « réduction progressive et substantielle » des soutiens à l’agriculture, les négociations s’avéreront ardues. Car bientôt les pays du Sud prendront acte de la duplicité des pays riches. Ceux-ci en effet, tout en faisant pression sur les pays du tiers-monde pour qu’ils appliquent la mesure 1, trichent effrontément sur la mesure 3, en subventionnant leurs agriculteurs à raison de 360 milliards de dollars annuellement. Ce qui se traduit par un dumping massif de leurs produits agricoles dans les pays du Sud.
Le problème s’est avéré si crucial, que pour la première fois depuis la création de l’OMC, les pays du tiers-monde, regroupés sous diverses bannières, se sont rebellés contre les diktats de l’Organisation. Depuis les réunions ministérielles de l’OMC, à Doha en 2001 et à Cancún en 2003, on assiste à une véritable fronde des pays sous-développés et émergents qui voient le piège se refermer sur eux et se sentent capables de briser l’étau. L’OMC s’en trouve déstabilisée. Mais le mal est fait : même si la mise en œuvre de l’Accord sur l’agriculture n’est encore que partielle, ses effets pervers se font sentir partout sur la planète et en particulier dans les pays les plus pauvres, qui accusent une dépendance alimentaire croissante.
L’agriculture, maillon névralgique du libre-échange néolibéral
Voici donc que l’agriculture se révèle comme le talon d’Achille et le maillon névralgique — ventre affamé n’a pas d’oreilles ! — de cette conception mercantiliste des échanges économiques. Appliquées à l’agriculture et aux denrées alimentaires, les consignes de non-réglementation et de privatisation devaient fatalement conduire à une crise alimentaire mondiale. Les biocarburants et la spéculation sur les aliments ont été les facteurs déclencheurs de cette crise, mais ils n’ont fait que la précipiter et l’aggraver.
Pourquoi tant d’aberrations ? Parce que dans l’idéologie des puissantes organisations internationales comme l’OMC, le FMI, la Banque mondiale et l’OCDE, le marché représente la valeur suprême. Une valeur qui prime sur le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes. Dans un rapport publié en 1981, la Banque mondiale affirmait que « l’autosuffisance alimentaire n’était pas une notion scientifique, mais relevait plutôt d’une conception politico-idéologique et nationalisante de l’économie ». La Banque précisait qu’une saine analyse économique veut que la loi des avantages comparatifs s’applique aux produits agricoles comme aux autres secteurs de l’activité économique.
Le hic, c’est que le marché libre n’est pas fait pour répondre aux besoins des gens, si affamés soient-ils, mais seulement pour répondre à la demande de ceux qui ont de l’argent pour payer. Le marché dérégulé va directement à l’encontre de la seule politique propre à résoudre le problème de la faim et de la malnutrition dans le monde : la protection et la promotion de l’agriculture vivrière, le retour à la ferme familiale et le développement d’un marché intérieur destiné d’abord à nourrir les populations locales. Pour que cela arrive, il est urgent que les populations intéressées s’organisent et fassent comprendre à leurs dirigeants que l’Accord sur l’agriculture de l’OMC est un piège dont il faut se déprendre.