Culture

Le petit homme empaillé

jeudi 30 novembre 2006, par France-Isabelle LANGLOIS

Frank Westerman, écrivain néerlandais, était de passage à Montréal dans le cadre du Salon du livre, et Alternatives en a profité pour le rencontrer et l’entretenir sur son dernier livre, El Negro et moi. Celui-ci met en scène un petit homme noir empaillé, comme une bête, au XIXe siècle et exposé jusqu’à très récemment dans un village de Catalogne. Une histoire vraie.

C’est en 1983 que Frank Westerman a fait la désagréable rencontre de l’homme empaillé. Âgé de 19 ans, il était en voyage en Espagne. Faisant de l’auto-stop, c’est un peu par hasard qu’il s’est retrouvé dans le village catalan de Banyoles où la seule attraction est un petit musée d’histoire naturelle. Une suite de petites salles présentant des animaux empaillés selon la famille à laquelle ils appartiennent. La dernière pièce est réservée aux primates. C’est là que trônait le petit homme noir, un Bushman. Un sentiment de honte diffuse s’empare du jeune étudiant en ingénierie hydraulique qui rêve de devenir coopérant. À la sortie du musée, il achètera deux cartes postales représentant l’homme empaillé. L’une d’elles illustre la version française du livre. Saisissant d’écœurement.

Après ce voyage, Frank Westerman a poursuivi ses études et s’est effectivement lancé dans le développement international, séjournant notamment en Jamaïque et au Pérou. Dans les années 1990, il s’improvise reporter de guerre, et part pour l’ex-Yougoslavie, un journal ayant accepté de publier ses reportages. Vient ensuite la carrière d’écrivain : The Bridge Over the Tara (1994), puis Les ingénieurs de l’âme (2004), abondamment récompensé, jusqu’à El Negro et moi (2006).

Tout ce temps, pendant 20 ans, le petit homme empaillé n’aura pas quitté l’esprit de Frank Westerman. Et son expérience de coopérant n’aura fait qu’attiser ses questionnements sur nos rapports à l’autre. « J’étais plein d’idéaux et j’avais une vision du monde en noir et blanc », intervient l’auteur qui vient tout juste d’arriver à Montréal, installé dans le hall d’un hôtel du centre-ville pris d’assaut par la parade du Père Noël. Il poursuit : « Je me suis rendu compte que le monde était plus complexe, qu’il y avait beaucoup de nuances, de gris. » À l’image de cette journée : grise, froide et tristounette, mais Frank Westerman semble heureux de sa visite qui ne fait que commencer.

Son expérience comme travailleur du développement international aura fini par lui laisser un goût amer. « Au Pérou, je travaillais à la modernisation d’un système hydraulique, alors que les populations avaient un système d’alimentation en eau traditionnel et ancestral qui fonctionnait à merveille. J’ai conclu mon rapport par la liste de tout ce qu’il ne fallait pas changer. En fait, il n’y avait rien à changer. Un de mes collègues m’a alors conseillé de suggérer au moins une modification. » Autrement, le projet de coopération n’avait plus de sens. Est-ce à dire que le développement et l’aide internationale n’ont pas leur raison d’être ? « Parfois, il y a de bonnes choses qui sont faites, mais... », laisse tomber l’auteur. Il n’est pas convaincu que tout ça parte réellement de bonnes intentions. « Il y a une prémisse de départ qui est : “Devenez comme nous”. C’est pour ça que je crois qu’il s’agit d’une forme de continuation du colonialisme. »

Bref, Frank Westerman a définitivement quitté ses habits de coopérant pour ceux d’écrivain, dans lesquels il se sent définitivement plus à l’aise. Rongé de questionnements, il partage avec nous ses réflexions. Dans El Negro et moi, l’auteur a tenté de retracer l’histoire du petit homme empaillé, entrecoupant le récit de chapitres sur ses expériences de coopérant. C’est une toute petite coupure de presse qui poussera Westerman à entreprendre sa difficile enquête. Le petit article annonce, en 1997, que le Bushman sera retiré du musée de Bayoles, après moult manifestations des habitants - qui l’avaient adopté comme emblème -, et retourné au Botswana pour être mis en terre. Les pressions de nombreux hommes d’État africains, de même que du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, auront finalement porté fruit.

L’auteur se rend alors en Espagne, en France et sur le continent africain, à la recherche du passé de cet homme, que l’on cirait régulièrement, pour qu’il soit bien noir, les produits utilisés par les taxidermistes ayant altérés la couleur de sa peau. « Comme s’ils avaient eu peur qu’en pâlissant, il se rapproche de nous. »

Frank Westerman ne réussira pas à retracer l’identité du petit homme, rien de plus, du moins que ce qui figurait sur la plaque du musée et au dos des cartes postales : « Bushman, mort circa 1830. » Mais sa quête nous apprend beaucoup sur nous, peuples européens, et notre rapport à l’autre à travers le temps et l’histoire. C’est en 1916 que le vétérinaire Francesco Darder, fondateur du jardin zoologique de Barcelone et du musée de Bayoles, lègue sa collection d’animaux naturalisés à ce dernier. Y figure El Negro. Et c’est vers 1830 que les jeunes frères Verreaux, taxidermistes réputés de Paris, déterrent le Bushman, le préparent au Cap et le rapatrient en France. Pendant plus d’un siècle, il sera exposé en France puis en Espagne, sans que personne ne s’en offusque.

« Aujourd’hui, sa sépulture est un terrain de football. Ses descendants vivent en squatters sur une terre pourtant fertile [le Botswana], mais ils n’ont rien. Leurs besoins les plus élémentaires doivent d’abord être comblés pour qu’ils puissent à nouveau se construire après les années d’apartheid. » Pensif, l’auteur ajoute : « Au Pérou, je n’avais rien à leur apporter, mais là, peut-être que je pourrais aider. Je ne sais pas. »


El Negro et moi, Frank Westerman, Paris, Éditions Christian Bourgois, 2006, 273 pages.

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