Avec De l’autre côté du pays, la cinéaste Catherine Hébert a braqué sa caméra sur l’un des conflits les plus sous-médiatisés du continent africain : la guerre au nord de l’Ouganda, qui perdure maintenant depuis plus de 20 ans. Elle en est revenue avec un film dont la sobre beauté frappe tout autant que son tragique propos politique.
Jusqu’ici, cette guerre aura vu mourir plus de 100 000 personnes et naître environ 60 000 enfants soldats.
Loin des feux de la rampe, les Ougandais du Nord sont victimes depuis 1986 d’un conflit opposant l’armée du pays aux rebelles de l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA). Composé majoritairement d’enfants enlevés de force et contraints à se battre, ce mouvement persiste, à coup de pillages, d’incendies et de viols, à terroriser les habitants de la région. Et tout porte à croire que le gouvernement ougandais n’a aucune réelle volonté d’y mettre un terme.
De l’autre côté du pays, qui a remporté en novembre le prix du public aux dernières Rencontres internationales du documentaire de Montréal, présente le conflit dans toute sa complexité, en suivant cinq Ougandais du Nord dans leur vie quotidienne. La moitié du pays est littéralement laissée à l’abandon par le gouvernement du président Yoweri Museveni qui, malgré son impressionnante armée, prétend ne pas être en mesure de régler le conflit. Pire, il en nie l’existence même.
Pendant ce temps, les routes du nord du pays sont devenues difficilement carrossables, 90 % des écoles publiques sont fermées, les villages sont abandonnés et plus de 80 % des habitants de ce qu’on appelait le grenier de l’Ouganda vivent désormais dans des camps et dépendent du Programme alimentaire mondial de l’ONU. Environ 1000 personnes y perdraient la vie chaque semaine.
Genèse du film
Catherine Hébert s’est une première fois rendue au nord de l’Ouganda en 2004. Elle y avait à l’époque réalisé un court documentaire, Des mangues pour Charlotte. « Ce premier voyage dans le nord de l’Ouganda m’a profondément choquée et bouleversée. Dès mon retour, je voulais absolument y retourner pour faire un film plus long, plus en profondeur. Ça devenait une obsession », se souvient la documentariste.
Insistant sur le peu de médiatisation de cette guerre, la jeune femme raconte y être retournée sans sa caméra en 2006. « Il était très important pour moi de faire les choses ainsi, afin d’établir un lien de confiance. » C’est à cette époque que la réalisatrice a déniché les cinq personnes présentées dans le film. On y découvre notamment une fille qui marche 10 km chaque jour afin de trouver un endroit sûr pour dormir, un enfant orphelin de 7 ou 8 ans tentant de survivre en ville et une mère dont la fille a été enlevée par les rebelles.
« Les gens étaient très ouverts avec nous. Ils étaient surtout étonnés de voir que quelqu’un s’intéresse à leur sort », se souvient Catherine Hébert. Exception faite de certaines ONG, rares sont en effet les étrangers à s’y aventurer, explique-t-elle. Pendant longtemps, le gouvernement ougandais invitait fortement tout étranger à ne pas se rendre au nord du pays, arguant que la situation était trop dangereuse. En 2007, Catherine Hébert et son équipe ont dû s’y rendre clandestinement, équipement caché, munis de visas de touriste.
Un conflit dont tire profit le président
Pour plusieurs, il ne fait aucun doute que le gouvernement ougandais tire profit du conflit. À la suite du coup d’État de 1986, le président Museveni a reçu beaucoup d’argent de bailleurs de fonds occidentaux. Aujourd’hui, 50 % du budget de l’Ouganda provient toujours de l’Occident. « À l’époque, le gouvernement Museveni a entrepris des réformes économiques qui ont eu un succès relatif, notamment dans le domaine de l’éducation et de la lutte au sida, explique Catherine Hébert. Il est en quelque sorte devenu le bon élève américain. Succès relatif seulement, car seul le sud du pays a pu profiter de ces réformes. »
Or, la menace de voir un jour cette guerre s’étendre au Sud sert aujourd’hui d’alibi politique au président Museveni, selon la réalisatrice. « Non seulement il laisse croire à ses électeurs du Sud que la situation ne peut être contrée que par son gouvernement, mais de plus il se sert de cette menace pour justifier ses dépenses militaires. » Environ 50 % du budget national serait consacré à l’armée.
Deux générations sacrifiées
Le film De l’autre côté du pays montre clairement l’urgence de mettre fin à ce conflit dont les ravages ont déjà provoqué de profonds stigmates au sein de la population. Plus de 80 %, des rebelles sont des enfants qui ont été enlevés. « Ce sont deux générations qui ont carrément été sacrifiées », dénonce la documentariste. Les gens n’appuient pas les rebelles, mais souvent ils cherchent à protéger le fils, la fille ou le neveu qui a été enrôlé de force par la LRA.
Catherine Hébert explique également qu’il existe des programmes de démobilisation pour les enfants soldats qui sont parvenus à quitter les rangs du mouvement. Si ces programmes obtiennent certains résultats, le plus difficile demeure leur retour à la maison. « Lorsqu’ils reviennent dans leur village, ils sont souvent considérés comme des criminels. Éviter qu’ils soient rejetés par leur communauté demeure un grand défi. »
De plus, les filles, qui constituent pourtant le tiers des enfants soldats du pays, ne fréquentent pas ces centres de démobilisation. « Elles ont trop honte pour s’y rendre, particulièrement si elles ont un enfant conçu en captivité. » Pourtant, c’est bien la réintégration de ces jeunes femmes qui demeure la plus délicate à réaliser. Ces anciennes « épouses forcées » et leurs enfants représentent un risque constant pour les habitants de leur village, car les pères, commandants de la LRA, risquent de surgir à tout moment.
Espoir
Pour Catherine Hébert, l’espoir de voir un jour la paix au nord de ce pays est toutefois toujours bien vivant. « Il y a des gens à l’intérieur qui résistent, pas nécessairement en militant, mais pour survivre. Caroline, qui marche 10 km par jour afin de trouver un endroit sûr pour dormir, résiste. Pour moi, ce sont les gens comme elle qui sont les vrais héros, les vrais résistants. »