Le jeu de Téhéran sur l’échiquier irakien

lundi 26 avril 2004, par Fred A. REED

L’Irak est devenu un bourbier pour l’hyperpuissance américaine. Après deux semaines de soulèvements menés par les forces de la résistance à Bagdad, dans les villes sunnites ainsi que dans les villes saintes chiites que sont Nadjaf et Karbala, le régime fantoche s’est, à toutes fins pratiques, volatilisé. Et pour la première fois, l’Iran voisin est intervenu en Irak par le biais de sa diplomatie.

Désormais, les Américains font face à une résistance déterminée et violente, capable de s’ajuster aux tactiques utilisées par les envahisseurs et de prendre l’initiative sur les plans politique et militaire. Le cas chiite s’est révélé particulièrement dévastateur pour l’occupant. La stratégie américaine comptait sur les longues années de répression que Saddam Hussein a fait subir à cette communauté majoritaire à plus de 60 % pour se donner un allié fiable. Du même coup, Washington espérait obtenir une base territoriale ferme pour son projet de mainmise sur la richesse pétrolière de la région concentrée surtout dans le sud du pays.

À la suite de l’éruption qui a consacré l’Armée du Mehdi du jeune mollah Moqtada al-Sadr comme véritable force d’ordre dans plusieurs villes chiites, toutes ces prévisions se sont envolées en fumée. Pire encore pour les stratèges américains, la jonction a été réalisée entre forces chiites et sunnites, détruisant l’hypothèse de « guerre civile » qui justifierait la présence américaine.

La politique américaine qui consistait à promettre aux Irakiens la démocratie a été démasquée par l’ayatollah Ali al-Sistani, qui la considère comme une imposture. Accusé de l’assassinat de l’ayatollah al-Khoei au début de l’occupation en avril 2003, Moqtada al-Sadr n’a pas tardé à traduire ce nouvel état d’esprit en actes.

Entrée en scène de Téhéran

Entre alors en scène la République islamique d’Iran, qui a un intérêt certain dans l’affaire irakienne. Victime d’une guerre de huit ans avec son voisin alors sous la dictature de Saddam Hussein, l’Iran ne voudrait pas voir l’Irak redevenir encore une fois une menace à sa sécurité, alors que l’État est déjà encerclé par le dispositif militaire américain. Bref, Téhéran a beaucoup plus de raisons d’éviter l’affrontement que de le chercher.

Ainsi, au lieu d’attiser le feu contre Washington par un appui hypothétique aux insurgés, la diplomatie iranienne se limitait à exiger la fin de l’occupation dans la perspective d’un régime irakien qui reflète la composition réelle de la population : la revendication démocratique. D’où l’envoi d’une mission diplomatique iranienne en Irak pour tenter de restreindre Moqtada al-Sadr.

L’Iran voudrait, en effet, servir d’intermédiaire, sinon devenir l’interlocuteur privilégié des États-Unis, et ainsi s’établir en position de force sur l’échiquier irakien. Nous ne faisons pas partie du problème, prétendent les dirigeants iraniens, mais de la solution. En guise de réponse, la délégation iranienne est repartie bredouille, en pleurant l’un de ses membres, assassiné par des inconnus.

L’intervention iranienne a beau paraître axée sur les autorités de la majorité chiite en Irak, Téhéran entend agir non pas en fonction d’une solidarité religieuse, mais plutôt selon ses propres intérêts nationaux. Cela aurait été compris par Moqtada al-Sadr.

Le régime au pouvoir à Téhéran se veut guidé par des considérations religieuses, mais la réalité est toute autre. M. Ali Khamene’i, le Guide suprême, agit tout d’abord comme chef d’État. Certes, dans ses rapports avec l’Irak, l’Iran ne peut pas ignorer les qualifications religieuses de l’ayatollah al-Sistani, très supérieures à celles de ses dirigeants. Mais le principe directeur de la politique étrangère de la République islamique demeure la protection de son intégrité territoriale et de sa sécurité intérieure.

Il y a dix mois, l’Iran avait présenté aux États-Unis un projet de règlement global du litige qui les sépare depuis bientôt 25 ans. Cette initiative trouva des appuis considérables à Washington parmi la « vieille garde » de George Bush père. Mais tout comme la délégation iranienne a été renvoyée d’Irak avec hostilité par l’occupant, la proposition de règlement a été battue en brèche par la cabale néoconservatrice/sioniste au pouvoir à Washington. On sait que cette dernière, qui a planifié l’invasion de l’Irak et menti à la population américaine par la bouche du président, n’est nullement intéressée à voir l’Iran émerger comme interlocuteur, et encore moins comme puissance régionale.

À ses yeux, le régime iranien doit disparaître pour laisser sa place à la restauration de la monarchie des Pahlavi, renversée par la Révolution islamique de 1979. Il s’agirait du même coup d’éliminer la force d’attraction potentielle que représenterait l’Iran, avec toutes ses tares, pour les chiites de l’Irak.

Ce sont là des démarches qui s’inscrivent dans la perspective d’une restructuration en profondeur du Moyen-Orient par les États-Unis au profit de leur partenaire, Israël. À cette initiative, les populations concernées ne sont appelées à participer que par leur obéissance. Selon le régime de Bush, l’Iran islamique, qui a toujours agi avec indépendance par rapport à l’Empire, doit disparaître.

Pour le moment, il manque aux Américains les moyens pour y arriver. Mais cela ne veut pas dire qu’ils n’iront pas de l’avant. Piégés en Irak, les États-Unis pourraient voir dans la fuite en avant la meilleure façon de reprendre l’initiative perdue, notamment à l’égard de l’Iran. Que Georges Bush ou John Kerry accède à la présidence en octobre, cela ne change rien à la perspective d’une longue et violente saignée. Et d’une riposte éventuelle d’une égale violence.


L’auteur, spécialiste du Moyen-Orient, a rédigé plusieurs ouvrages sur la région.

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