Le doigt d’honneur des Irakiens

mercredi 23 février 2005, par Naomi Klein

« Le peuple irakien a exprimé aux États-Unis le plus grand « merci » possible de la meilleure façon que nous pouvions espérer. » En lisant cette analyse de l’élection signée par Betsy Hart, chroniqueuse du Scripps Howard News Service, je me suis mise à penser à ma grand-mère, aujourd’hui décédée.

À moitié aveugle, véritable menace au volant de sa Chevrolet, elle refusait catégoriquement de nous remettre les clés de la voiture. Elle était convaincue que partout où elle allait, les gens lui souriaient et lui faisaient des signes de la main. Nous avons dû lui annoncer une mauvaise nouvelle : « Grand-maman, ils ne te font pas un signe de la main, mais du doigt. Celui du milieu. »

C’est ce que les électeurs irakiens viennent de faire aux américains. Les Irakiens ont accordé un vote majoritaire décisif à l’Alliance irakienne unifiée. Le deuxième point au programme de ce parti consiste à demander « un échéancier pour le retrait des forces multinationales de l’Irak ».

Également au programme de la coalition : « Adopter un système de sécurité sociale dans lequel l’État garantit un emploi à tout Irakien apte au travail... et offre des ressources aux citoyens pour qu’ils construisent des maisons. » L’Alliance promet aussi « d’effacer la dette de l’Irak, d’annuler les indemnités et d’utiliser la richesse du pétrole pour des projets de développement économique ». Bref, les Irakiens ont voté contre des politiques radicales du libre marché imposées par l’ancien administrateur américain, Paul Bremer, et scellées récemment par une entente avec le Fonds monétaire international (FMI).

Ceux qui ont eu la larme à l’œil en voyant les Irakiens voter vont-ils maintenant appuyer les revendications entérinées par un processus démocratique ? « On ne fait pas d’échéancier », a déjà déclaré George W. Bush, appuyé par le premier ministre Tony Blair. On peut penser que d’autres engagements de l’Alliance subiront le même sort. Du moins, c’est ce qui va arriver si Adel Abd al-Mahdi parvient à imposer sa volonté. Al-Mahdi, ministre des Finances de l’Irak, est celui qui, tout à coup, a été présenté comme le dirigeant du prochain gouvernement de l’Irak.

Al-Mahdi est le cheval de Troie de l’administration Bush. Au mois d’octobre, il a annoncé qu’il avait l’intention « de restructurer et de privatiser les entreprises appartenant à l’État [irakien] », et en décembre il a dévoilé à Washington un projet de loi sur le pétrole « très prometteur pour les investisseurs américains ». C’est al-Mahdi qui a supervisé la signature d’une pluie d’ententes avec Shell, BP et ChevronTexaco dans les semaines précédant les élections, et qui a négocié l’entente sur le régime d’austérité conclue avec le FMI. Au chapitre du retrait des troupes, les propos d’al-Mahdi ne ressemblent en rien au programme de son parti : il reproduit fidèlement Dick Cheney s’exprimant sur Fox News : « Le moment du départ des Américains dépendra du moment où nos propres forces seront prêtes, et de la réaction de la résistance après les élections. » En ce qui concerne la charia, par contre, on nous dit qu’il est très proche du clergé.

Il semble maintenant que deux ans de sang versé, de corruption et de tactiques de pression dans l’ombre tendaient vers un but : une entente selon laquelle les ayatollahs sont maîtres de la famille, Texaco du pétrole et Washington de ses bases militaires permanentes. Un programme « pétrole contre femmes ». Tout le monde est gagnant à l’exception des électeurs, qui ont risqué leur vie pour voter pour des politiques bien différentes.

Ce qui comptait vraiment le 30 janvier, nous dit-on, ce n’est pas ce pour quoi les Irakiens ont voté, mais le fait qu’ils aient voté. Apparemment, la fonction véritable des élections était de prouver aux Américains que, comme le disait George Bush, « le peuple irakien attache de la valeur à sa propre liberté ». Mark Brown, chroniqueur du Chicago Sun-Times, affirme que le vote « est le premier signe clair que la liberté a peut-être vraiment un sens pour le peuple irakien ».

De toute évidence, le soulèvement des chiites contre Saddam en 1991 n’a pas suffi à convaincre les Américains que les Irakiens étaient d’accord pour être libres. Pas plus que la manifestation de 100 000 personnes, il y a un an, pour réclamer sur le champ des élections, ni les élections locales organisées spontanément par les Irakiens dans les premiers mois de l’occupation. Pour la télévision américaine, toute l’occupation n’est qu’un long épisode de Fear Factor, dans lequel les Irakiens surmontent des obstacles de plus en plus difficiles pour démontrer la profondeur de leur désir de reprendre leur pays. Villes rasées, torture à Abou Ghraïb, personnes tuées aux postes de contrôle, censure imposée aux journalistes, coupures d’eau et d’électricité. L’épreuve ultime consistant à se rendre aux urnes sous une pluie de bombes et de balles.

Quel prix leur sera-t-il décerné ? La fin de l’occupation ? comme les électeurs l’ont réclamé. Des emplois pour tous ? comme l’a promis l’Alliance. Non : la liberté d’être occupé.


Cette chronique, abrégée dans sa version française, a d’abord été publiée en anglais dans The Nation.

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