Le devoir de mémoire

mardi 4 avril 2006, par Ariane ÉMOND

Pour préparer ma contribution à une émission de radio sur... la mort, je me suis replongée récemment dans La génération lyrique (Boréal 1992) de François Ricard, un essai percutant. C’est à lire ou à relire, je vous assure. La mort n’en est pas le sujet, loin de là, mais il y touche par ricochet. L’analyse porte sur la société québécoise, mortifère et égoïste, sur les rêves des premiers-nés du baby boom et sur ce qu’ils lèguent, dans les faits, aux générations futures. La réflexion est tranchante, sans complaisance et pleine d’intelligence. Ce que l’auteur dit du mouvement des femmes n’est pas toujours réjouissant mais, comme pour le reste, Ricard stimule notre pensée critique, ce qui n’est pas rien.

Pour toutes sortes de raisons, je suis habitée ces derniers mois par le devoir de mémoire et de transmission que nous avons en face des générations montantes. L’histoire, la petite comme la plus classique, n’a pas la cote ici alors que notre devise est Je me souviens. On ne se souvient de pas grand-chose, en réalité. On ne cultive pas le goût de l’histoire chez les plus jeunes, puisque nous, les adultes de 40-50 ans, n’en n’avons pas fait, collectivement,une priorité dans notre façon de comprendre le monde, de penser l’éducation générale.

Nous connaissons très peu et très mal l’histoire du Québec, l’histoire de celles et ceux qui l’ont bâti dans l’ombre, encore moins celle du Canada, et des Amériques. Nous ignorons tout de celle des Premières nations. Désormais obnubilées par les musts de la nouveauté, applaudissant au changement pour le changement, au divertissement jusque dans l’information, au jetable et au zapping, évidemment que nos têtes heureuses ont du mal à trouver une valeur immédiate aux balises historiques.

On s’est détourné de ce genre de repères, comme du reste des vieilles affaires du passé, léguées par la génération précédente et dévalorisées par nous. Je pense bien sûr au respect normal envers la maturité et la vieillesse, au dévouement envers les plus mal pris, aux liens avec sa collectivité, à l’effort intellectuel, à la pérennité des choses, enfin, j’ajouterais au désir d’enfants et à l’épargne... Et cette liste est loin d’être exhaustive.

Ce qui me trouble, c’est que j’habite désormais un monde rapetissé au désir de consommation et qui cherche à effacer de sa vue et de sa conscience la nécessaire perspective historique, le poids des choix et de la gravité de la responsabilité sociale. Pourtant les philosophes et les historiens, les anthropologues et les sociologues ne cessent de nous rappeler que les individus n’échappent pas au collectif. Une société désintéressée par le politique, atomisée en individus dédiés à leur petit bonheur est plus facile, me semble-t-il, à endoctriner avec le law and order et les vertus d’un pouvoir centralisé... Nous avons tendance au Québec à miser sur des sauveurs, des individus charismatiques forts en gueule et en formules choc ; à mettre de côté des gens − souvent des femmes − ultra compétents qui ne correspondent pas à la saveur du jour. Comme des adolescents attardés, on se pâme sans fin, collectivement, devant la légèreté, le pétillant, la vedette montante, avant de nous en détourner, happés par le scintillement d’autres étoiles ou d’autres miroirs aux alouettes.

N’allez pas croire que je fais une crise de déprime. Non, mon moral est très bon. Je me suis réjouie de voir descendre dans la rue, en France, toutes les classes et toutes les générations confondues, pour préserver des lois du travail minimales à l’endroit des jeunes qui entrent sur le marché de l’emploi. Je demeure aussi admirative devant le travail remarquable que fait l’Institut du Nouveau Monde pour muscler la conscience politique et la solidarité sociale chez nous. Je garde espoir devant la relève rebelle − et les vieilles et les vieux indignés à leurs côtés − s’élevant contre le rebut global et proposant des solutions de rechange. Je suis attentive au travail politique que compte faire le parti Québec solidaire. Enfin, je crois plus que jamais que c’est en regardant franchement le tricot du passé, en analysant les mailles à l’envers et à l’endroit qu’on donne le goût de contribuer à l’avenir et à rallier les humains.

L’auteure est journaliste indépendante, auteure-conseil en cinéma documentaire et cofondatrice du magazine La vie en rose. Elle anime régulièrement des débats publics.

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