« Le peuple irakien est en train de payer le prix de la stratégie américaine », affirme en entrevue téléphonique le professeur d’économie politique à l’Université d’Amsterdam, M. al-Khafaji. Celui-ci était, jusqu’en juillet dernier, membre du Conseil irakien de reconstruction mis sur pied par les États-Unis après la chute de Bagdad pour encadrer l’après-Saddam. Mais son implication dans cette reconstruction s’est rapidement avérée différente de ce qu’il avait envisagé. Il a remis sa démission, il y a un peu plus d’un mois.
« On ne nous a pas donné la chance d’agir en tant que véritables conseillers dans le processus de transition, explique le professeur. Les États-Unis ne sont pas prêts à écouter les Irakiens. C’est une des raisons principales pour lesquelles j’ai démissionné, pour ne pas participer à la mascarade qui se déroule présentement. » Il considère que le président Bush est à la tête de « l’administration américaine la plus agressive de l’histoire moderne des États-Unis ».
Pendant son mandat, M. al-Khafaji a été à même de constater les dissensions qui règnent au sein de l’administration Bush. « Les intérêts des Américains en Irak sont multiples, à commencer par toutes ces multinationales qui sont déjà sur place pour assurer la privatisation des services publics. Il faut que le peuple irakien parvienne à se frayer un chemin parmi les intérêts américains. »
Sur le terrain
Pendant ce temps, sur le terrain, les opérations de guérilla se multiplient à mesure que les soldats américains cumulent les bavures. Selon le professeur, l’administrateur américain en Irak, Paul Bremer, a commis « la pire erreur qu’une armée d’occupation puisse faire » en mettant à pied les 400 000 militaires et paramilitaires qui avaient servi le régime de Saddam. Ces hommes, entraînés et maintenant en colère, se retrouvent à la rue avec leur famille. « C’est ce qui a contribué, en partie, à créer ce bourbier », affirme-t-il. Sous le régime du dictateur, l’armée irakienne employait près de 10 % de la population.
Malgré une escalade des affrontements armés entre forces occupantes et Irakiens, M. al-Khafaji refuse toutefois de parler d’une résistance généralisée. « Si on était en présence d’une véritable résistance populaire, il y aurait beaucoup plus de morts, la situation serait encore plus dramatique. Pour l’instant, il y a eu plusieurs incidents, mais toujours isolés - exception faite de l’attentat de la semaine dernière. »
Il soutient qu’il est encore trop tôt pour se prononcer sur cet attentat contre le siège des Nations unies qui a fait plus de 20 morts à Bagdad, il y a une semaine. Il refuse d’y voir un lien direct avec la « résistance irakienne ». « La résistance n’a rien à voir avec le fait d’être capable de faire exploser un édifice. Oui, la majorité des Irakiens est en désaccord avec l’occupation américaine. Mais il est faux d’affirmer que la majorité est prête à résister. On n’en est pas encore là. »
Quel futur pour l’Irak ?
Le 6 juillet, Paul Bremer annonçait la création du Conseil de gouvernement transitoire doté de pouvoirs exécutifs sur lesquels il conserve un droit de veto. Les 25 membres, choisis par la coalition américaine, sont censés représenter les diverses tendances politiques irakiennes. Selon les informations obtenues par M. al-Khafaji, les membres de ce nouveau conseil ont été avisés dès le départ par les Américains qu’ils n’auraient pas de droit de regard sur certains aspects de gouvernance nationale comme la défense, les affaires étrangères et le pétrole.
Cette nouvelle instance a été accueillie plutôt froidement par la population irakienne. Selon un sondage rendu public le 6 août par le Centre irakien de recherche et d’études stratégiques de Bagdad, seulement 32 % des Irakiens sont optimistes vis-à-vis des capacités de ce conseil à construire un avenir meilleur pour leur pays.
Mais avant même de s’interroger à savoir si cette instance pourra éventuellement servir les intérêts du peuple irakien, il faut d’abord résoudre la situation de crise à laquelle est confrontée la population, estime l’expert.
Les gens vivent dans des conditions très difficiles, puisque les services de base sont loin d’être assurés. « Tout ce que les Irakiens espèrent pour l’instant, c’est le retour à des conditions de vie décentes. C’est après avoir comblé ces besoins essentiels que les Irakiens pourront travailler à mettre en place de véritables forces démocratiques. Mais pour l’instant, l’Irak est dans le chaos le plus complet. »
Une autre bataille à gagner
Les États-Unis, après la victoire militaire, sont donc loin d’avoir gagné l’autre bataille, celle de la reconstruction. Une situation qui rejoint les préoccupations de ceux qui s’étaient élevés contre les projets de l’administration Bush en Irak, l’accusant de ne pas avoir de plan défini pour encadrer l’après-Saddam.
« Le vrai défi est maintenant de gagner l’adhésion des Irakiens à un nouveau projet qui permettrait le retour à la normalité et à la souveraineté nationale, conclu Issam al-Khafaji. Pour y arriver, les Américains doivent maintenant laisser la place aux Irakiens. »
Daphnée Dion-Viens, coordonnatrice et rédactrice, journal Alternatives