Dans un contexte global post-Mur de Berlin caractérisé par l’absence d’alternative au modèle néolibéral hégémonique, il ne faut pas s’étonner qu’il n’y ait pas au Venezuela un projet alternatif clair et spécifique. Jusqu’à date, le processus bolivarien a été animé par des valeurs, et non par un projet organique ou stratégique qui serait l’émanation de la volonté du pays. Des questions restent ouvertes : comment peut consister un projet contre-hégémonique viable dans le monde actuel ? Dans la recherche de plus grandes marges d’autonomie nationale ? Dans le retour à une politique de développement à outrance et de la substitution des importations ? Dans un modèle de développement endogène ? Dans un Etat providence ? Dans un projet anti-néolibéral à l’intérieur du capitalisme ? Ou dans un projet anticapitaliste ?
À la recherche d’un projet
Quand Chávez a remporté les élections et s’est installé à la présidence de la République, le gouvernement ne disposait ni d’un corps idéologique ou doctrinal systématique, ni de lignes directrices claires qui auraient pu constituer un projet pour le pays dans les principaux domaines. Ni non plus d’organisations politiques en mesure de suppléer à ces carences. Le projet était hétérogène et contenait des positionnements qu’on pouvait cataloguer comme l’expression d’un nationalisme militaire traditionnel, de type conservateur. Il faut noter que les définitions initiales du projet de changement bolivarien ont avant tout un contenu symbolique, destiné à donner un sens intégrateur et reconstructeur à l’histoire nationale et continentale. Le contenu du projet politique ou économique pour le pays resté ambigu. Le rôle prépondérant des militaires dans l’ensemble du processus a associé à l’idée bolivarienne la notion de l’unité civico-militaire. Cette forte composante militaire en plus du caractère du leadership explique en partie le rejet par certains secteurs de la gauche vénézuélienne d’un projet caractérisé de populisme militaire à tendance autoritaire, ou même de néopopulisme libéral.
Le débat sur la constitution
Au cours des deux premières années de gouvernement, la priorité a été donnée au changement institutionnel, au passage de la Quatrième à la Cinquième République. Le jour même de son entrée en fonction comme Président de la République en janvier 1999, Chávez a annoncé le référendum sur la convocation d’une assemblée constituante. Quelques mois plus tard il a obtenu une large majorité lors la consultation référendaire. Puis il a gagné les élections à l’Assemblée constituante ce qui ajouté au poids prépondérant de son leadership personnel lui a permis d’influer fortement sur l’orientation de la nouvelle Constitution. Par la suite, l’Assemblée a été inaugurée dans un climat confus. Le débat politique précédant la convocation de l’Assemblée constituante n’a pas permis de déterminer quels étaient les principaux problèmes du pays se trouvant à l’origine de la Constitution de 1961, et qui exigeait une nouvelle Constitution.
La popularité du gouvernement d’Hugo Chávez est restée élevée. Le soutien quasi-général pour la convocation d’une Assemblée constituante représentait une exceptionnelle opportunité pour convertir cette constituante en un immense processus participatif de réflexion et d’apprentissage commun sur les questions du pays. La nouvelle constitution garantit la liberté économique et la propriété privée en même temps qu’il définit les responsabilités claires et centrales de l’Etat dans la politique commerciale de défense des industries nationales. Elle réserve à l’Etat l’activité pétrolière et d’autres à caractère stratégique, et lui assigne un rôle directeur dans le développement d’une agriculture soutenable et en matière de sécurité alimentaire. Les garanties édictées par le texte constitutionnel en ce qui concerne les droits économiques, sociaux, en particulier les droits à la santé, à l’éducation et à la sécurité sociale sont significatives.
La bataille pour les droits
Les chapitres se rapportant aux droits humains ont repris les principales propositions des organisations vénézuéliennes des droits humains (tel le Programme vénézuélien d’éducation-action pour les droits humains -PROVEA), dont les suivantes :
– L’intégration dans la Constitution des traités sur les droits humains ;
– L’exclusion de la justice militaire (source historique d’impunité) pour juger des infractions en matière de droits humains ;
– L’interdiction d’octroyer l’amnistie aux personnes ayant violé les droits humains ;
– La reconnaissance de la légitimité de dénoncer l’Etat devant les instances internationales de protection des droits humains et obligation de l’Etat de faire exécuter les décisions de ces instances ;
– L’obligation de l’Etat de réparer les préjudices causés aux victimes de violations des droits humains ;
– La prohibition expresse de la disparition forcée de personnes ;
– La progressivité en matière de droits sociaux ;
– La reconnaissance des droits originaires des peuples indigènes ;
– La reconnaissance de nouveaux droits (comme celui à un environnement sain, les droits des personnes ayant des besoins particuliers, entre autres) ;
– La reconnaissance des droits et intérêts collectifs et diffus ;
– La création d’une Cour constitutionnelle comme juridiction suprême ;
– La création du Comité de candidatures judiciaires ;
– La régulation des « Etats d’exception » ;
De la même façon, une toute aussi large couverture est attribuée aux droits des peuples et communautés indigènes. Ainsi, l’État reconnaît l’existence des peuples et communautés indigènes, leur organisation sociale, politique et économique, leurs cultures, us et coutumes, langues et religions comme leur habitat et leurs droits coutumiers, les terres ancestrales que traditionnellement ils occupent, nécessaires pour développer et garantir leur mode de vie [...]. (Article 119).
Le changement le plus significatif de la Constitution de 1999 en comparaison avec celle de 1961 se situe peut-être dans la large gamme de nouvelles formes de participation qui définissent un régime politique combinant les formes traditionnelles de la démocratie représentative libérale (séparation des pouvoirs et élection des pouvoirs exécutifs et législatifs aux niveaux municipaux, étatiques et nationaux) avec des formes de démocratie directe, « participative et protagoniste ».
La politique économique
En dehors de l’exception de la politique pétrolière, il n’y a pas eu dans les premières années du gouvernement Chavez de propositions sur le modèle de développement économique à la hauteur du radicalisme du discours politique. Dans le secteur pétrolier, la politique d’augmentation de la production a contribué à l’effondrement des prix pétrolier, mais par la suite cela a été rectifiée. Des initiatives internationales ont été prises avec les pays exportateurs membres de l’OPEP et les prix du pétrole ont augmenté. Parallèlement, la privatisation de la gestion de Petroleos de Venezuela a été suspendue. Néanmoins, les orientations fondamentales de la politique économique sont restées assez orthodoxes, Malgré le discours qui insiste sur la nécessité de renégocier la dette extérieure, cette dernière est payée « rubis sur l’ongle ». À diverses occasions, le président Chávez a exhorté des investisseurs étrangers de venir au Venezuela, leur garantissant la sécurité juridique et la stabilité politique. Diverses législations reconduisant la politique néolibérale antérieure ont été adoptées, notamment la Loi sur la promotion et la protection des investissements et la Loi organique des télécommunications, qui ont été cités en exemple par des investisseurs internationaux. En gros, la politique économique continue de prioriser le développement des exportations comme principal moyen d’améliorer la situation économique du pays. Par contre, le secteur patronal continue de s’opposer à Chavez et de pratiquer la fuite des capitaux. La formation du capital fixe est en baisse depuis 1999. Ces chutes de l’investissement ont contribué au déclin du PIB de 7,4% pour l’année 1999 et de 12,6% pour 2002. Le taux de chômage, qui était de 11,8% au second semestre 1998, atteignait 16,2% au second semestre 2002.
À la suite de cette situation, le gouvernement a infléchi sa politique avec d’une loi dite « habilitante » qui recouvre en fait 49 articles fondamentaux. L’objectif principal est la démocratisation de la propriété et de la production. Dans le domaine de la terre et du développement agraire, le gouvernement veut mettre la priorité sur le développement rural intégral et durable, assurant « la biodiversité, la sécurité agro-alimentaire et la validité effective des droits à la protection de l’environnement et agro-alimentaire des générations présentes et futures ». L’élimination de la grande propriété, en autant qu’elle soit contraire à l’intérêt social dans la campagne est rendue possible par les effets du présent décret-loi, en conformité à l’article 307 de la Constitution. En ce sens, l’Institut national des terres (INTI) doit procéder à l’expropriation des terres privées qui seraient nécessaires à l’aménagement des terres à vocation agricole. Quant à la Loi organique sur les hydrocarbures, elle définit pour la principale industrie du pays des orientations contraires à l’orthodoxie libérale et à la politique pétrolière des gouvernements précédents au Venezuela. On réaffirme notamment la propriété de la République sur tous les gisements d’hydrocarbures :
Les gisements d’hydrocarbures existant sur le territoire national, quelle que soit leur nature, y inclus ceux qui se trouveraient sous le lit des eaux territoriales, sur la plate-forme continentale, dans la zone économique exclusive et à l’intérieur des frontières nationales, appartiennent à la République et sont des biens du domaine public, par conséquent inaliénables et imprescriptibles.
Ces législations ont été dénoncées par le patronat et par l’opposition politique comme une atteinte à la propriété privée. L’opposition estime qu’elles confirment l’orientation étatiste ou communiste du projet politique gouvernemental. Un lock-out patronal national s’est produit en décembre 2001 pour exiger la révision de ces lois. Les médias ont adopté une politique de dénonciation et de confrontation avec le gouvernement. Mais après l’échec du coup d’état et de la grève anti-Chavez en 2003, le le gouvernement a repris l’initiative.
Politique sociale : équité, inclusion et participation
Au-delà de l’improvisation, des restrictions budgétaires et des errements dans la capacité de gestion, le gouvernement a été assez cohérent au niveau des politiques sociales. À partir de la garantie constitutionnelle des droits économiques, sociaux et culturels, la politique sociale a visé d’abord et avant tout les groupes les plus vulnérables.
Le premier grand programme social du gouvernement de Chavez a été le Plan Bolivar, un un programme civico-militaire d’urgence pour réhabiliter les infrastructures dans les quartiers, les écoles, les cliniques et les hôpitaux, et qui eu un impact social et politique significatif dans les secteurs populaires. Mais il y a eu aussi des ratés, du fait de son improvisation, de son manque d’institutionnalisation et de transparence, ainsi que d’accusations de corruption. Lors des premières années de gouvernement, les dépenses publiques comme les dépenses sociales ont beaucoup augmenté. La quasi-totalité de cette hausse a été destinée à la sécurité sociale et à l’éducation. Une hausse significative et durable du nombre d’inscriptions scolaires à tous les niveaux s’est produite. En même temps, le programme des Ecoles bolivariennes a été mis en place, par lequel les élèves de primaire restent à l’école durant toute la journée, avec repas et service médical. Dans les autres domaines de politique sociale (à l’exception des services d’eau potable et d’assainissement fournis par les entreprises hydrologiques rattachées à HIDROVEN), il n’y a pas eu beaucoup d’avancées.
En général, le gouvernement a capitalisé sur la défaite de l’opposition en relançant les politiques publiques dans le but de promouvoir société démocratique, participative et équitable. Ces politiques incluent les éléments suivants :
– Des programmes d’appui aux petits producteurs et aux organisations coopératives et des programmes de micro-crédits, en particulier El Banco de la Mujer, destinée à former et à procurer un appui technique et financier à des femmes des secteurs sociaux les plus délaissés du pays. Des « unités économiques associatives » composées de cinq à neuf femmes sont promues pour la réalisation de l’activité économique à soutenir.
– Le Plan Zamora destiné à attribuer des terres à des paysans et à mettre en oeuvre les « Fondos Zamoranos » qui incluent « terre, organisation, assistance technique et formation, commercialisation, infrastructure, services et financement ». La majorité des terres distribuées aux paysans restent la propriété de l’Etat, et en conséquence, les grands propriétaires terriens s’y opposent.
– Les programmes d’appui financier à la petite et moyenne industrie, comme le programme d’achats publics « Medidas temporales para la promoción y desarrollo de la pequeña industria », qui appuie la petite et moyenne industrie et les coopératives productrices de biens et prestations de services installées dans le pays).
Dans le domaine de la participation et du contrôle social de la gestion publique, plusieurs éléments ont été mis en place :
– La Loi des Conseils locaux de planification publique, basée sur l’Article 62 de la Constitution, établit que « la participation du peuple dans la formation, l’exécution et le contrôle de la gestion des affaires publiques est un moyen nécessaire pour atteindre le processus qui garantisse un complet développement, tant individuel que collectif. Cette loi détermine la participation du peuple dans la formulation, l’exécution et le contrôle de la gestion publique, conçue comme partie d’un système national de planification participative qui intègre les niveaux nationaux, étatiques, municipaux, paroissiaux et communaux.
– Les Tables techniques de l’eau et les Conseils communautaires de l’eau sont des instruments organisationnels par lesquels les entreprises hydrologiques (publiques) du pays, par l’intermédiaire de ses « Gestiones Comunitarias », stimulent les processus organisationnels dans les communautés avec le but de les convertir en entreprises pleinement publiques qui seront contrôlées et supervisées par ses propriétaires, les communautés qu’elles desservent.
– Les Comités de terres urbaines sont les modalités d’organisation pour la participation des communautés dans la réglementation de la détention de la terre dans les zones populaires urbaines.
Dans le secteur de la santé, un nouveau programme a été lancé, la « Mission Barrio Adentro » (« À l’intérieur du Quartier »), composée principalement de médecins cubains, et destiné à fournir soins médicaux et médicaments gratuits, 24h sur 24, ainsi que des visites à domicile dans les régions les plus nécessiteuses du pays. De source officielle, durant sa première étape le programme a fourni des services à plus de 1,4 million de personnes.
Les principaux défis
Il y a quelques domaines sur le terrain productif et le modèle de développement dans lesquels il semble y avoir une plus grande clarté dans les objectifs et plus de cohérence dans les politiques engagées. Il s’agit de l’industrie pétrolière et d’autres industries essentielles, d’où une politique plus claire de production et d’infrastructure. Il en va de même pour la moyenne et petite production, pour les coopératives et les diverses expressions de l’économie sociale. Dans chacun de ces domaines l’Etat s’appuie sur des moyens financiers et des instruments juridiques pour définir les orientations fondamentales.
Les résultats qui sont marqués dans les secteurs de l’économie privée sont plus problématiques. La Constitution de 1999 établir une économie capitaliste avec un poids prépondérant du secteur privé. Du fait des fortes tensions politiques existantes entre le gouvernement et la majorité du patronat, le « climat de confiance » requis pour réactiver l’investissement privé, le retour de la croissance et la création d’emplois, n’a pas été atteint. Le gouvernement a impulsé des programmes de substitution des importations, de protection de l’industrie nationale et de développement de cette dernière grâce à des programmes d’achats gouvernementaux, mais les réactions sont peu favorables du côté du patronat.
Une condition indispensable pour le succès du processus de changement est la transformation de l’Etat et le renforcement de sa capacité de régulation et de gestion. L’État vénézuélien, malgré les tentatives successives de réforme a souffert d’un processus prolongé de détérioration institutionnelle depuis des lustres. Dans certains secteurs, il s’est approfondi avec l’actuel gouvernement du fait de la résistance aux nouvelles orientations de la politique publique des employés du secteur public syndiqués au sein de syndicats proches de l’opposition. Le style très personnel de prise de décisions et d’attribution de ressources, qui échappe fréquemment aux structures et procédures administratives formelles, ne contribue pas à l’institutionnalisation de la capacité de gestion publique.
Un autre sujet problématique est celui de la corruption. Les raisons pour lesquelles il y a corruption aujourd’hui dans l’administration publique sont nombreuses. Il suffit de voir dans les dernières périodes, avec la « naturalisaton » ou l’institutionnalisation de la corruption publique, avec l’improvisation dans laquelle ont été impulsés divers programmes. L’absence d’un pouvoir de contrôle suffisamment autonome est notoire ainsi que la faiblesse et la légitimité limitée du pouvoir judiciaire. Il est probable que joue aussi le calcul politique à court terme qui conduit à chercher à conserver des appuis, ou pour le moins à éviter des ruptures publiques avec des fonctionnaires dont les pratiques illicites ont été découvertes. Bien que le thème de la corruption ait été dans le discours électoral de Chávez l’axe de délimitation fondamentale entre l’ancien Venezuela de la Quatrième République et le nouveau Venezuela, le combat contre la corruption est passé au second plan dans les priorités gouvernementales. La légitimité du gouvernement dépend dans une bonne mesure de la formulation de politiques publiques effectives destinées à la réduction de la corruption.