Le Rwanda, dix ans plus tard

samedi 3 avril 2004, par Colette BRAECKMAN

Avec ses rues animées, ses centres commerciaux et ses embouteillages, Kigali, dix ans après le génocide, ne révèle plus rien du pays en ruines dont le Front patriotique rwandais (FPR) acheva la conquête en 1994, à la suite des massacres qui ont débuté dans la nuit du 6 au 7 avril.

À l’époque, le Rwanda offrait l’image même d’un désastre irrévocable, humain, moral, politique : un million de morts gisaient dans les caniveaux, les fosses communes, les survivants erraient, hagards et affamés, des centaines de milliers de Tutsis revenaient d’exil et se mettaient à reconstruire le pays. Quant aux Hutus, ils étaient plus de deux millions à s’entasser dans des camps de réfugiés égrenés sur toutes les frontières du pays, à préparer leur retour et leur revanche.

Confronté à tous ces défis, le Front patriotique rwandais se mit à la tâche avec méthode et rigueur, sans trop s’embarrasser de sentiments. Il remit d’abord de l’ordre à l’intérieur du pays. Les maisons furent restituées à leurs anciens propriétaires. Les camps qui abritaient des déplacés hutus furent peu à peu démantelés, mais non sans bavures énormes : Kibeho, l’un des derniers bastions intérieurs des Hutus, contrôlé par les extrémistes, fut vidé de force, provoquant des milliers de morts.

Après deux ans, constatant la menace qui pesait toujours depuis les camps de réfugiés concentrés sur la frontière avec le Congo (transformés en bases militaires), le président Paul Kagame n’hésita pas à lancer ses troupes de l’autre côté de la frontière, allant jusqu’à renverser le régime du président Mobutu et à installer au pouvoir un opposant congolais, Laurent Désiré Kabila, avant de tenter de le chasser à son tour. Cette opération militaire avait pour but de contraindre au retour les deux millions de réfugiés rwandais éparpillés dans la région, et de diminuer la menace aux frontières.

Vivre côte à côte

S’il a exporté la guerre et la dévastation dans le Congo voisin, y menant une guerre assortie d’un pillage éhonté des ressources naturelles, Kagame en revanche a donné à ses compatriotes le bien le plus précieux : la sécurité. Car la situation du Rwanda est unique : ici, pour la première fois après un génocide, victimes et bourreaux sont obligés de vivre côte à côte. Il n’y a pas eu d’exode en Israël pour les survivants, pas d’échappatoire pour les criminels. Tous se sont retrouvés ensemble dans ce pays trop petit, se saluant comme si rien ne s’était passé ! « Je ne peux pas obliger les Rwandais à s’aimer, déclare souvent Kagame, mais ce que je peux leur garantir, c’est de pouvoir vivre ensemble sans violence : c’est l’État qui doit avoir le monopole de la force. »

Cette sécurité a été obtenue au prix d’un quadrillage méthodique de la population, plus serré encore que sous l’ancien régime : discrète, efficace, la police est partout, les informateurs sont légion et chacun se sent en liberté surveillée. Mais comment pourrait-il en être autrement : dans la région de Gikongoro, la perspective de voir se mettre en place des tribunaux gaçaca (où les communautés villageoises seront appelées à juger des crimes commis et à étaler au grand jour des vérités pénibles) a entraîné plusieurs assassinats de survivants, des témoins gênants que les criminels d’hier préféraient faire disparaître...

Sur la scène politique

Le contrôle s’exerce aussi au niveau des partis politiques. Certes, le FPR gouverne au sein d’un gouvernement de coalition où se retrouvent d’autres formations. Mais la création de nouveaux partis a été interdite jusqu’en 2003.

Avec la promulgation d’une Constitution, soumise à un référendum, et des élections présidentielle et législatives, l’année 2003 a vu s’achever la construction de l’édifice politique. Désormais, la Constitution interdit toute référence ethnique : elle veut poser les fondements d’une nouvelle citoyenneté. Aucun parti ne peut exister s’il fait référence au facteur ethnique, considéré comme un germe de division. Ce concept de « divisionnisme », s’il peut se comprendre dans ce pays encore traumatisé, est aussi un instrument de contrôle et de répression efficace : qu’il s’agisse de la presse, des organisations non gouvernementales ou des partis, tous ceux qui s’opposent au FPR peuvent être taxés de « divisionnistes » et subir les foudres de la loi...

Quant aux élections, elles ont, sans surprise, conforté la suprématie du FPR et assuré à Kagame une victoire massive avec 95,5 % des voix, le 25 août 2003. Les irrégularités et les fraudes furent nombreuses lors de ce scrutin « à la soviétique », mais d’autres facteurs ont joué également, dont la faiblesse de l’opposition. Il est toutefois certain que de nombreux Hutus se sont montrés reconnaissants à Kagame d’avoir rétabli la sécurité, de leur avoir permis de retrouver leur maison et leur emploi et d’avoir réintégré dans son armée des militaires de l’ancien régime. Si, malgré la démesure des chiffres, la victoire de Kagame n’est pas remise en question par la communauté internationale, c’est parce qu’il est probable que l’ascétique « homme fort » du pays aurait de toutes manières emporté la majorité des voix.

Cependant, même au faîte de sa puissance, Kagame n’est pas invulnérable : la guerre portée au Congo a terni son image dans l’opinion internationale et les accusations portées par la France à propos de son éventuelle responsabilité dans l’attentat qui, le 6 avril 1994, coûta la vie au président Habyarimana ont troublé l’opinion, y compris parmi les rescapés.

Un changement spectaculaire

En réalité, c’est sur le plan économique et social que le changement du Rwanda est le plus spectaculaire : les exilés revenus de la diaspora ont ramené au pays leurs capitaux, leur savoir-faire, leur dynamisme, même s’ils n’ont pas hésité à bousculer les rescapés, qui se sont sentis laissés pour compte. Et de leur côté les dirigeants du FPR ont apporté au pays un projet d’avenir, une vision : ils veulent que le petit Rwanda, jadis enfermé dans une vocation agricole sans avenir, se transforme en place d’affaires d’où investisseurs et commerçants pourront rayonner sur toute la sous-région, « un marché potentiel de 40 millions de personnes » assure Donald Kaberuka, le ministre des Finances.

Certes, l’agriculture, qui fait toujours vivre 80 % de la population, n’est pas négligée, mais les autorités veulent la rendre plus performante. C’est ainsi qu’une réforme agraire est envisagée, qui devrait introduire entre autres la mécanisation, les techniques d’irrigation et le recours aux semences sélectionnées. Ces transformations auront aussi des conséquences sociales : les petits agriculteurs de naguère qui pratiquaient une agriculture de subsistance seront vite dépassés par des fermiers entrepreneurs. Autrement dit, la base du « pouvoir hutu » d’autrefois, ces petits agriculteurs agrippés à leur colline, sera inéluctablement en perte de vitesse.

Par ailleurs de nombreux Tutsis, rescapés ou revenus d’exil, ne souhaitent plus retourner vivre dans les campagnes. Citadins, ils privilégient désormais les activités de service : le tourisme, l’hôtellerie, qui a explosé dans tout le pays, ou la téléphonie. L’un des objectifs du régime, qui veut amener l’électricité partout, est de multiplier l’accès aux ordinateurs, à Internet, afin de désenclaver les zones rurales mais aussi les esprits.

Dix ans après le génocide, le Rwanda se voit parfois comme un jeune tigre de l’Afrique. Mais les pays voisins se méfient de ses appétits, et dans le silence des collines et l’ombre des « nouveaux villages », ces imidugudu qui accueillent les rescapés, les plaies saignent encore.


Collaboration spéciale.

L’auteure, journaliste au quotidien Le Soir de Bruxelles, est spécialiste de la région des grands lacs africains.

Bas de vignette de la photo : Les élections présidentielles du 25 août 2003 ont marqué une étape de plus dans la construction de l’édifice politique rwandais.

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