Le Référendum du 1er juillet au Maroc : Perspectives d’un internationaliste

mercredi 29 juin 2011, par Richard Greeman

Le discours du Roi du vendredi 17 juin et le référendum sur la Constitution du 1er juillet posent un défi que les révolutionnaires marocain(e)s du mouvement du 20 février dernier doivent relever en très peu de temps. En effet, par quelle tactique est-il efficace de riposter à ces concessions superficielles proposées dans le but de couper l’herbe sous les pieds de ceux et celles qui veulent une réforme profonde de la société aux niveaux politique et social ?

L’auteur de ces lignes, vieux militant internationaliste et historien des révolutions, a eu l’occasion de visiter Rabat et Marrakech au mois de mai dernier et de discuter de ce problème avec bon nombre de militants. De ces conversations entre camarades ont émergé quelques perspectives tactiques que je prends aujourd’hui la liberté de partager dans l’espoir qu’elles pourraient aider le mouvement à s’orienter dans les jours qui viennent.

En effet, quelle stratégie et quelles tactiques conviennent le mieux à la situation actuelle ? Le mouvement démocratique se confronte à un adversaire rusé qui, à la différence des régimes tunisien, égyptien et autres, jouit encore d’une certaine légitimité historique.

Depuis le 9 mars dernier, Mohammed VI a proposé des concessions habiles en faveur d’importantes clientèles et a déclenché un processus de réforme constitutionnelle par en haut ; concessions destinées à couper l’herbe sous les pieds des révolutionnaires. Les porte-paroles du mouvement ont bien compris que le processus mis en place, une Commission choisie par le pouvoir pour mener des consultations dans le secret et proposer par Référendum une Constitution prête à porter sans retouches possibles, n’offrait aucune possibilité de participation populaire démocratique. On a donc eu raison de dénoncer cette farce constitutionnelle et de refuser, au risque de se marginaliser, de la légitimer en y participant. Quant au débat médiatique prévu pour les deux semaines précédant le référendum, on a constaté que les Oui (partis politiques loyaux à la Monarchie) auront le quasi-monopole de l’accès aux médias. Ainsi, les militant(e)s démocratiques ont raison de réclamer une parité entre les Oui et les Non (parité que le pouvoir ne pourra évidemment jamais concéder).

Le référendum : arme de l’autorité

Quelle réponse donner au défi du référendum du 1er juillet ? Comment retourner cette situation en faveur de la démocratie populaire ?
L’historien des révolutions constate que les référendums, de Napoléon III à Charles de Gaulle, ont toujours été l’arme de choix de l’autorité contre la démocratie. Encore aujourd’hui, dans les dictatures à parti unique (ou presque), de la Russie jusqu’à la Syrie, toutes les élections sont, en effet, des référendums programmés pour renforcer et légitimer le régime en place. Même dans les cas où le système électoral et les suffrages ne sont pas truqués, il est généralement prévisible que le Oui va gagner. Le pouvoir, qui dispose de tous les avantages de l’initiative et de la propagande, pourra, comme on a vu, choisir la date du scrutin et poser la question de manière à diviser ses adversaires et les réduire à une caricature de négativisme débile.

Comment sortir de ce piège contre-révolutionnaire classique ? Dans cette lutte pour la conquête de l’opinion, la meilleure défense est de reprendre l’initiative en proposant une alternative positive à laquelle les gens peuvent adhérer. Par exemple, en organisant une Consultation constitutionnelle populaire par en bas, processus démocratique où les masses seront appelées à apporter leurs doléances, formuler leurs revendications et proposer leurs solutions à partir de leurs associations, leurs quartiers et leurs villages. Cette « consultation par en bas » pourrait être suivie d’une Assemblée constituante nationale, transparente et médiatisée, où sera élaborée une Constitution populaire alternative en face de celle du gouvernement.

Un spectacle de démocratie par en bas

Ce genre de théâtre politique est une tactique révolutionnaire bien rodée car il sert à mettre dans l’embarras le pouvoir sans provoquer un rapport de force défavorable au mouvement. Au contraire, si le pouvoir interdit notre « constituante alternative d’en bas », il perd la face, et le public aura du mal à applaudir la farce politique d’une constitution élaborée d’en haut et imposée par des procédés antidémocratiques et des matraquages. En revanche, si on nous laisse faire, nous pourrons profiter des deux semaines de débat pour monter notre spectacle de démocratie par en bas.

Voici un scénario possible : mettre des Assemblées consultatives dans chaque région afin de donner une plateforme aux doléances et revendications particulières. Cette idée, inspirée par les « cahiers de doléances » de la grande Révolution française, s’est déjà répandue dans les quartiers ainsi que dans les villages ruraux où les populations sont invitées à exprimer leurs doléances et revendications. Les gens du peuple ont une grande connaissance des choses, malgré un manque d’instruction scolaire entretenu par le pouvoir. Les étudiant(e)s et intellectuel(le)s ont maintenant une bonne occasion d’aller vers eux pour les écouter et les aider à s’exprimer et à se relier par les médias (à commencer par l’écriture) que nous maîtrisons. Les résultats de toutes ces délibérations (comptes-rendus et même des vidéos) pourraient ainsi être mis en ligne.

Ces assemblées pourraient envoyer des délégué(e)s à des assemblées régionales, sectorielles et éventuellement nationales afin de réunir l’ensemble des revendications en un programme populaire. L’organisation d’un réseau de telles assemblées en vue d’une constituante alternative serait en elle-même un grand pas en avant. Au moment du débat, tout le monde pourrait monter à la capitale pour tenir les assises nationales et élaborer une constitution populaire alternative. Ainsi, même si nous sommes exclus des débats entre partis politiques programmés sur les médias officiels. Ceux-ci, comme Al Jazeera, ne pourraient pas ignorer notre cirque et nous finirions par gagner la bataille des médias. Si, attirés par le spectacle médiatisé de cette consultation alternative, les gens affluent aux assemblées en grand nombre, elles deviendront, de ce fait, de plus en plus représentatives.

Le processus de préparation de la constituante par en bas aboutirait du même coup à la création des réseaux populaires indépendants des partis et des syndicats liés au pouvoir actuel. Si les assemblées locales deviennent permanentes, elles pourraient prendre la forme de conseils qui pourraient se fédérer en « contre-pouvoir » et appuyer des luttes ponctuelles. Le spectacle médiatisé de ladite consultation alternative d’en bas pourrait également attirer de nouveaux participants aux assemblées.

La tactique de l’abstention positive

Quant à la tactique à suivre par la population marocaine lors du référendum organisé par la monarchie, elle pourrait consister à mettre au vote leur propre « contre-référendum » populaire par une consultation Internet, c’est-à-dire une consultation démocratique où les gens auront un véritable choix entre deux constitutions. Par rapport au scrutin officiel, je crois qu’il serait inutile, même néfaste, de tomber dans le piège tendu par le pouvoir en prônant le mot d’ordre du Non, ce qui sèmerait fatalement la discorde dans les rangs. Les quelques milliers de Non ainsi récoltés témoigneraient de la faiblesse plutôt que de la force de l’opposition. D’ailleurs, pourquoi rejeter par un Non malpoli les quelques réformes que Mohammed VI propose et que les braves gens approuveront avec raison ? En revanche, l’abstention représente l’arme traditionnelle des peuples soumis aux régimes référendaires. Même dans les dictatures staliniennes, si le parti au pouvoir n’arrivait pas à récolter plus de 50 % des suffrages possibles, il perdait sa légitimité.

Actuellement, au Maroc, même une participation relativement faible au référendum représente un risque réel de perdre la face pour le pouvoir. Ainsi, si beaucoup de Marocain(e)s boudent les urnes le jour du référendum alors que notre « spectacle démocratique » occupe le devant de la scène, la bataille de l’opinion aura été gagnée sans prendre de risque d’échec. En effet, en organisant sous forme de spectacle politique cette manifestation (dans le sens propre) de la volonté populaire, le mouvement gagne même s’il perd, car bien entendu, personne ne s’attendrait à ce que cette constituante alternative prenne réellement le pouvoir. En revanche, les réseaux de comités de doléances mis en place dans le processus de consultation et la constitution qu’elle aura élaborée serviront de structure organisationnelle et de programme pour les luttes à venir.

La stratégie de l’enracinement

Les militant(e)s du 20 février dernier ont vite mesuré les limites à long terme de la tactique des grandes manifestations nationales par lesquelles le mouvement s’est d’abord manifesté (à lui-même, puis au monde), et s’est de plus en plus orienté vers la propagation et l’enracinement du germe révolutionnaire dans de nouveaux terrains géographiques et sociaux. Autrement, on risquait de tomber dans le piège du pointage (compter le progrès du nombre des manifestants comme si la révolution était un match de football). En revanche, les manifestations, qui continuent et s’étendent malgré la menace de matraquage entretenue par le gouvernement, se sont enrichies d’une floraison de slogans et de revendications apportés par de nouvelles composantes du mouvement. Cependant, un amalgame de slogans et de revendications n’est pas un programme, et pour développer la lutte, il faut aux Marocain(e)s une alternative radicale et populaire à la réforme (très limitée) que propose le pouvoir pour se tirer du printemps arabe aux moindres frais. Une constitution démocratique alternative ferait l’affaire.

L’enracinement est d’ailleurs la direction que le mouvement semble prendre en ce moment avec l’entrée en scène de nouvelles couches de la société et de l’affirmation de nouvelles résistances dans toutes les régions et couches sociales. Le peuple marocain profite de ce moment pour s’organiser en associations, se mobiliser et manifester ses doléances particulières, régionales et professionnelles. Les militant(e)s des organisations de droits de la personne et de la gauche marxiste et humaniste, résistants de toujours, en profitent pour s’enraciner chez les « enfants du peuple ». Leur perspective est d’aider les gens, à donner une voix à leurs doléances et à s’organiser en réseaux de femmes, de travailleurs, de jeunes, de minorités, etc. C’est la meilleure façon de nourrir ces jeunes pousses du printemps arabe révolutionnaire sur le sol marocain, car c’est en s’enracinant dans le peuple, mais aussi en renforçant ses liens internationaux, que le mouvement du 20 février dernier accroîtra sa force.

Le rôle essentiel des femmes

Je me permets d’ajouter un point essentiel au tableau d’un possible processus révolutionnaire que j’ai tenté d’esquisser autour de l’objectif d’une constituante représentative de tout le peuple marocain : le rôle essentiel des Marocaines. Cette constituante alternative n’arriverait à rien sans que les femmes s’y mettent (comme disait le camarade Lénine). En revanche, le spectacle d’un grand mouvement autonome de Marocaines de toutes les couches serait une force démocratique imbattable. Majoritaires dans la population, encore plus dans le travail (généralement non-payé), les Marocaines doivent être représentées massivement dans toute constituante véritablement démocratique.

Ce processus a déjà commencé un peu partout avec l’auto-organisation de cercles de femmes dans les villages et les quartiers urbains qui rassemblent leurs propres cahiers de doléances. Ces cercles de femmes réunies autour des doléances pourront-ils devenir les cellules d’un puissant mouvement de Marocaines (intellectuelles, travailleuses et femmes du peuple unies) capables de formuler leurs propres revendications et de se mobiliser pour les défendre ? Voici un rôle pour les femmes révolutionnaires instruites, nombreuses dans notre mouvement, qui pourraient, à l’instar des étudiantes russes des années 1870, aller individuellement et en groupes vers le peuple pour lui servir de scribes et l’aider à maitriser les médias et à se relier entre elles.

Les impressions d’un étranger (masculin) sont forcément superficielles, mais il me semble que dans les conditions actuelles de la société, ces cellules doivent rester exclusivement féminines et respecter les coutumes des Musulmanes qu’on voudrait y voir participer massivement. D’ailleurs, l’influence de l’Islamisme réactionnaire, basé comme il l’est sur l’oppression de la femme, finira fatalement par se voir neutralisée devant la force progressiste des femmes conscientes et autonomes. En revanche, un Islam spirituel et démocratique, religion de paix, de solidarité et de tolérance, pourra émerger de ce processus d’auto-réalisation des Marocaines. Le salafisme sera-t-il soluble dans le féminisme ? On aura tort de vouloir combattre de manière frontale le salafisme sur le terrain de l’idéologie, car ce sera donner trop d’importance à des doctrines absurdes. Il ne faut pas attaquer les salafistes sur leur point faible, l’oppression sexuelle, et entrer ainsi dans leur citadelle en proposant à leurs femmes une alternative spirituelle et sociale.

À la suite de conversations avec des marxistes marocains, j’ai compris que, pour eux, les jours sont révolus où la gauche (des hommes) mettait la question des femmes après la lutte de classe comme problème à résoudre après la révolution. Ils comprennent que les femmes ont joué un rôle primordial dans toutes les grandes révolutions, de celle de 1789 (en marchant sur Versailles pour faire prisonniers le roi et la reine de France) à la révolution russe de 1917 (qui a commencé le 8 mars, Journée des femmes, par une grève générale des femmes qui appellent les hommes à les rejoindre). De nos jours, la participation massive des femmes est encore d’une grande force pacifique et efficace. Un grand mouvement autonome de Marocaines alliées à la classe ouvrière sera d’une puissance redoutable, et on ne pourra pas envisager une véritable révolution sociale qui réussisse sans cette précieuse force humaine.

Conclusion

On ne peut pas visiter le Maroc aujourd’hui sans être emporté par l’enthousiasme et l’optimisme de ce beau printemps révolutionnaire. On est ému de voir toute une jeune génération sortir de l’apathie et du désespoir pour revendiquer la liberté, la justice sociale et la possibilité d¹un avenir. Quant à mes vieux amis militants qui ont survécu aux années de plomb, nos retrouvailles sont faites sous le signe du mot célèbre du Tunisien : nous avons vieilli en attendant ce moment (et en luttant) !

J’estime que le grand acquis politique du Mouvement du 20 février dernier, « surfant » sur la vague des révoltes du printemps arabe, c’est l’ouverture d’un espace de liberté publique relative où le mouvement démocratique révolutionnaire peut se développer, s’enraciner, s’organiser et affronter le pouvoir. Acquis fragile, bien sûr, et qu’il faut défendre et élargir en poussant à tout moment contre les limites imposées. Le peuple a besoin de cet espace de liberté politique et médiatique pour présenter ses doléances, et ce n’est ni par la timidité ni par la provocation, mais grâce à une pression grandissante de la base que se maintiendront et s’affirmeront ces nouvelles libertés. Les récents tabassages policiers n’ont pas réussi à intimider le mouvement, qui avance en s’approfondissant et en s’enracinant dans les quartiers et les villages. Un spectacle pacifique de démocratie participative par en bas serait une façon créatrice de profiter de cette liberté. En mettant en avant ces revendications populaires de manière dramatique, on a une chance de prendre le devant de la scène de cette comédie constitutionnelle mise en scène par la monarchie.

***

Richard Greeman, né à New York en 1939, milite au Collectif de soutien aux révolutions du monde arabe de Montpellier (France). Ancien professeur de l’université de Columbia, participant depuis un demi-siècle aux mouvements des droits de la personne aux États-Unis et ailleurs, Richard est secrétaire de la Fondation Victor Serge (Montpellier, FR) et co-fondateur du Centre Praxis (Moscou, Russie, www.praxiscenter.ru) consacré à l’étude et la diffusion du socialisme antitotalitaire.

Lire ses blogues en anglais et français à http://www.zcommunications.org/zspace/rgreeman

En langue arabe on peut lire de lui la préface à la traduction arabe du classique marxiste Socialisme et Liberté par Raya Dunayevskaya (ancienne secrétaire de Léon Trotski) et une série d¹articles sur L’Islamisme dans l’imaginaire occidental. http://www.ibn-rochd.ma/richard%202-is.htm

Photo : Jeunes manifestants durant la troisième grande manifestation organisée par le Mouvement des Jeunes du 20 Février, 2 avril 2011 - par Naoufel Cherkaoui

À propos de Richard Greeman

Richard Greeman est un chercheur marxiste actif depuis de nombreuses années dans les luttes pour les droits humains, contre la guerre, le nucléaire, l’environnement et pour les droits du travail aux États-Unis, en Amérique latine, en France et en Russie. Greeman est surtout connu pour ses études et ses traductions du romancier et révolutionnaire franco-russe Victor Serge. Il partage son temps entre Montpellier, France et New York.

Richard Greeman is a Marxist scholar long active in human rights, anti-war, anti-nuclear, environmental and labor struggles in the U.S., Latin America, France, and Russia. Greeman is best known for his studies and translations of the Franco-Russian novelist and revolutionary Victor Serge. He splits his time between Montpelier, France and New York City.

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