Le Canada en République Démocratique du Congo : « ô mes amis, il n’y a nul ami... »

lundi 2 août 2010, par Delphine Abadie

Alors que les Congolais et la diaspora s’apprêtaient à célébrer le cinquantenaire de l’Indépendance, les médias canadiens ouvraient timidement leurs pages à la classe politique et l’élite financière pour qu’elle y déverse son indignation quant à la résiliation des titres miniers que la firme First Quantum Minerals (FQM) détient en République Démocratique du Congo. Incidemment et contre toute logique apparente, le Canada inscrivait officiellement le dossier FQM à l’ordre du jour du sommet du G20, tenu les 26 et 27 juin dernier à Toronto. Reprenant à son compte les doléances de l’entreprise, Ottawa s’est promis d’effectuer à l’occasion de ce forum les pressions requises auprès des représentants de la Banque mondiale, du FMI et des partenaires commerciaux de la RDC afin que ceux-ci réévaluent leur décision relative à l’allègement de la dette congolaise. Ces efforts furent heureusement mobilisés en vain : ce sera sans le soutien du Canada - ni de la Suisse - que le FMI consentira à cet allègement tant attendu de 8 milliards $ de la dette congolaise.

Après l’annonce de cette décision, le ministre congolais de l’information, Lambert Mendé, déclarait à Reuters que si l’attitude d’Ottawa avait ébranlé Kinshasa, la RDC ne tiendrait pas pour autant rigueur au Canada avec qui elle entend maintenir de cordiales relations. Malgré cette « incartade » diplomatique, les Congolais resteront ainsi majoritairement convaincus de la spontanée bienveillance canadienne à leur égard.

Les Canadiens retiendront pour leur part qu’un fleuron de leur économie s’est fait injustement flouer par des gouvernants africains congénitalement corrompus. Fidèles à leurs habitudes, les rares médias canadiens qui abordaient la question ont continué de servir à l’opinion publique les habituelles arguties de l’idéologie libérale triomphante. Celle-ci fonctionne d’autant mieux, y compris à l’échelle domestique, que tout un arsenal diplomatique est mobilisé pour présenter systématiquement le Canada comme le « plus meilleur pays du monde », pour emprunter les termes de son ancien premier ministre Jean Chrétien.


Un Noir Canada en Afrique

En capitalisant sur le désintérêt de la chose publique et l’amnésie générale, il est aisé en effet pour la classe politique canadienne de défendre l’impensable dans l’espace public. Si les médias canadiens majoritairement détenus par quelques magnats influents n’en font pas cas eux-mêmes, on est soufflé de dépouiller autant de rapports officiels, d’enquêtes parlementaires et publiques (Belgique, Grande-Bretagne, États-Unis, Espagne, Ouganda, RDCongo, etc.), d’articles de journalistes reconnus (Colette Braeckman du Soir, Dominic Johnson du Tagetzeitung, Wayne Madsen du Guardian, divers collaborateurs du Potentiel, etc.), de rapports communiqués par des ONG internationalement réputées (Human Rights Watch, Amnesty International, Global Witness,...), etc. qui corroborent les allégations rapportées par le groupe d’experts mandaté par les Nations-Unies au début des années 2000, à l’effet que de nombreuses entreprises canadiennes aient participé d’une façon ou d’une autre à l’exploitation illégale des ressources congolaises durant la guerre.

Ces informations publiées à travers le monde par diverses sources faisant autorité ont été colligées et analysées dans l’ouvrage dirigé par Alain Deneault (avec Delphine Abadie et William Sacher) Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, publié aux éditions Écosociété en 2008.

En s’appuyant sur 1 213 notes de bas de pages, on peut y lire qu’en République Démocratique du Congo, mais aussi au Lesotho, au Mali, au Sud Soudan, au Sierra Leone, en Angola, en Côte-d’Ivoire, au Ghana, au Sénégal, etc., les entreprises canadiennes se commettent à des malversations graves - corruption, expropriation brutale, désastres environnementaux, soutien à des milices rebelles, financement de logistiques de guerre, évasion fiscale multimilliardaire, utilisation de population comme cobayes pharmaceutiques, etc. - grâce, souvent, au concours d’anciennes ou d’actuelles personnalités politiques canadiennes.

Il ne convient pas décemment d’exiger d’un collectif de chercheurs universitaires qu’ils statuent sur autre chose que sur la crédibilité des sources qu’ils ont retenus dans leur effort de recherche. Mais à admettre que le Canada ne se se satisfasse pas des conclusions de la commission Lutundula, de la revisitation des contrats miniers ou des experts de l’ONU, la diligence d’une commission d’enquête complémentaire devrait logiquement permettre de rompre avec le cycle prétendu de la « confusion ». Car ces documents publics, qu’on ne peut réfuter en bloc sans céder au scepticisme absolu, ont de quoi profondément mettre à mal cette prétendue magnanimité canadienne...

FQM : une expropriation « inexpliquée »

On peut lire dans les pages du Financial Post du17 juin que l’expropriation dont FQM est victime au Congo est l’une des pires que le secteur minier canadien ait jamais connue. Le journal ajoute sans rire que le gouvernement congolais « a revendiqué le projet, [...] violé la loi congolaise, sans jamais expliquer clairement sa décision » .

First Quantum Minerals figure parmi les entreprises ayant censément enfreint les principes directeurs de l’OCDE de la liste établie dans le rapport des experts de 2002 ; tout autant que sa compatriote l’American Mineral Fields Industry (AMF[I]), dont FQM a acquis les parts de sa filiale Congo Minerals Development (CMD) dans la joint-venture de Kingamiambo et Musonoi Tailings (KMT).

Parmi les compagnies minières qui « désertent les palais de Kinshasa pour rejoindre les dirigeants rebelles à l’Est du pays », la commission Lutundula dira que l’« on peut épingler particulièrement le cas de l’American Mineral Fields Inc., AMF, un junior canadien [...] avec lequel l’AFDL [a signé], le 16 avril 1997, trois accords » concernant des sites de la Gécamines. Plus tard, en 2006, FQM acquerra rien moins que l’AMFI elle-même, devenue entretemps Adastra.

La prise en compte de certaines autres variables permet d’apprécier le pouvoir politique et financier colossal détenu par l’AMFI. Pour le journaliste d’enquête Keith Harmon Snow, les États-Unis auraient dépêché au Congo l’un des maîtres d’oeuvre de l’assassinat politique de Lumumba, Lawrence Devlin, pour faire profiter « de ses réseaux congolais, les chefs de file du domaine minier – Michael McMurrough, Jean-Raymond Boulle ainsi que Maurice et Leon Templesman et leurs compagnies [dont l’] America Mineral Fields International (AMFI) – enregistrée à Hope, en Arkansas, en 1995 – et Lazare Kaplan International [une des plus grandes firmes de courtage aux États-Unis] pour leur donner accès aux diamants et au coltan ».

Jean-Raymond Boulle aurait mis à la disposition de la rébellion d’alors un avion porteur de sa firme et avancé 1 million $us au titre de taxes minières, en échange de quoi il obtient le contrat de réhabiliter les mines de cuivre et de zinc de Kipushi et de développer l’exploration du cuivre et du cobalt de Kolwezi. Michael McMurrough et Robert Friedland, deux proches de l’ancien président étatsunien William Clinton, comptent parmi les fondateurs de l’AMFI.

Pour ce qui est des autres actifs de FQM au Congo, la filiale zambienne de FQM Bwana Mkubwa aurait négocié une convention minière concernant les gisements de Lonshi et la mine Frontier un mois avant la prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila, au moment où celui-ci était en quête de financement pour ses troupes afin de poursuivre sa guerre de libération.

La concession de Lonshi aurait été octroyée à la société canadienne sans contrepartie pour la Sodimico tandis que FQM aurait, en revanche, proposé 100 millions $us à l’État congolais, de même que des paiements en espèces et des actions tenues en dépôt pour le compte des fonctionnaires. Selon l’ONU, « l’offre d’actions misait sur le fait que ces actions monteraient en flèche une fois qu’il serait annoncé que la société détenait quelques-unes des plus riches concessions minières de la République démocratique du Congo ».

La Compagnie minière de Sakania (Comisa) s’est vue quant à elle autorisée à reprendre ses activités en 2010 après deux ans d’interruption provoquée par le constat de déclarations frauduleuses sur ses exportations en partance de la mine de Lonshi vers l’usine de traitement à Ndola, en Zambie voisine.

C’est donc en regard de l’exemplarité de ce parcours présumé que le Canada fera valoir à ses interlocuteurs du G20 que la RDC ne mérite pas que les créanciers internationaux effacent l’ardoise, ajoutant même sans embarras : « comment pourrions-nous participer à cet allègement de dette pendant que le gouvernement fraude ? »


Les douces lois du « libre »-marché

Lorsque le FMI en mission au Congo en octobre 2009 a obtenu du gouvernement qu’il révise le fameux contrat chinois, l’administrateur directeur général de la Gécamines à l’origine de cet accord de 9 milliards $, le Canadien Paul Fortin, se voyait curieusement acculé à la démission pour motif de « convenances personnelles ». Les employés de la Gécamines qui espéraient du contrat chinois qu’il éponge leurs arriérés de salaires de près 56 millions $us, se sentirent à juste titre abandonnés...

Le mois suivant, alors que les dix-neuf créanciers de la République Démocratique du Congo se réunissaient à Paris, le Canada a été le seul à élever sa voix contre l’atteinte du point d’achèvement de l’initiative PPTE. Dans un vocable on-ne-peut plus torontois - la capitale de l’industrie extractive - Ottawa obtenait du Congo qu’il « améliore son climat d’affaires ».

La ronde de pressions sur le gouvernement congolais continue début 2010 alors que l’ambassadrice canadienne Sigrid Anna Johnson, épaulée de son homologue étatsunienne Hilary Clinton, mène campagne pour qu’il revienne sur sa décision de résilier le contrat KMT. Ces efforts font suite à ceux de Robert Zoellick, le président de la Banque mondiale dont la branche commerciale, la Société financière Internationale, est partie au projet depuis 2005. À elle seule, elle y aurait investi près de 6 millions.

Après s’être vue déboutée par la justice congolaise, First Quantum Minerals profite de la présence de 4 000 délégués de l’industrie à la conférence minière d’Indaba pour annoncer l’intention des actionnaires étrangers de la KMT de requérir l’arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale de Paris. Cela tombe bien. Cette conférence tenue en Afrique du Sud est l’un des incontournables points de rencontre commercial de l’industrie extractive, dont 75% a élu domicile en juridiction canadienne. Une des partenaires de FQM dans le projet KMT, Industrial Development Corporation, est justement sud-africaine...

Réactive, la Cour suprême de justice congolaise annule les autres titres miniers de la firme canadienne, déclenchant ainsi l’ire de FQM au point où elle décide de solliciter le soutien du gouvernement canadien pour qu’il en fasse une priorité du G20. Se doutait-elle d’y rencontrer une oreille attentive ? « First Quantum est d’autant plus active sur le continent africain depuis le milieu des années 1990 que l’ancien ministre des Affaires étrangères et premier ministre conservateur, Joe Clark, y a été conseiller spécial pour l’Afrique ».

Juridiction de complaisance

Le Canada se plait à la pétition de principe selon laquelle il n’enquête pas sur ses entreprises tant que les allégations qui les concernent ne sont pas corroborées, ce qu’elles ne sont jamais puisque le Canada n’enquête pas sur elles. Il fait même tout l’inverse.

Quelques exemples...

Au mépris d’une décision de justice tanzanienne, le gouvernement canadien à mis sous pression les autorités de ce pays pour qu’elles considèrent illégale la présence de mineurs artisanaux présents sur la concession que venait d’acquérir Sutton Mining à Bulyanhulu.

L’Agence Canadienne de Développement International (ACDI) est parvenue à convaincre plusieurs bailleurs de fonds internationaux réfractaires de financer à Manantali au Mali la deuxième phase du « pire barrage jamais vu en Afrique », selon les termes d’un expert mandaté par la Banque mondiale. Cet immense barrage hydroélectrique alimente la concession que la canadienne IamGold détient non loin, à Sadiola.

La firme de génie Acres a continué de compter sur le soutien de l’ACDI et de la Banque mondiale après que son représentant ait été condamné pour corruption par un tribunal du Lesotho.

Pendant que l’église presbytérienne soudanaise déposait chez le voisin étatsunien une plainte en justice contre la pétrolière Talisman, les autorités canadiennes encourageaient mollement la firme à souscrire à un code de déontologie volontariste. Au nom de l’efficacité de sa politique étrangère, les autorités canadiennes sont intervenues pour demander au tribunal américain de rejeter l’action, lequel est resté sourd à la requête. Quant à cette affaire relative à des allégations de complicité de crimes de guerre commis par le régime soudanais à l’encontre des civils, les États-Unis se sont autorisés au passage à relever de la part des Canadiens un « manque de compréhension quant à la nature de la requête ».

L’Association de Juristes et Étudiants congolais en Droit du Canada milite activement depuis des années pour que le Canada poursuive au pénal la société Anvil quant à la tuerie des Forces armées congolaises qui aurait fait 73 morts près de son site d’exploitation à Kilwa et dont la montréalaise se serait faite complice. Aux moments des événements, Anvil avait First Quantum comme actionnaire majoritaire : cette dernière a encaissé un profit de quelque 16 millions $us en cédant ses parts au plus fort du scandale.

Concernant la République Démocratique du Congo, malgré qu’aient vraisemblablement été présentes une dizaine de sociétés canadiennes (Lundin, Anvil, Emaxon, Kinross, Banro, Barrick Gold, Mindev, Heritage Oil, etc.) durant la période du conflit, l’ambassadeur canadien aux Nations-Unies de l’époque a préféré rétorquer à ses homologues que les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises transnationales, auxquels renvoient les recommandations du groupe d’experts, n’étaient que volontaires.

En réponse aux pressions de la société civile, Ottawa mettait sur pied en 2006 un processus de Tables rondes sur l’exploitation minière en Afrique. Déjà molles, les recommandations issues de ce processus ont été par la suite diluées à l’extrême : il s’agissait en substance d’écarter toute possibilité de poursuivre les entreprises au pénal et de défendre bec et ongles le principe actif d’a-légalité et de volontarisme dans les banques régionales de développement et dans les futurs accords de libre-échange canadiens.

Une démocratie d’actionnaires

Les malversations canadiennes ne font donc non seulement l’objet d’aucune sanction, mais la diplomatie les soutient coûte que coûte. La juridiction canadienne permet d’ailleurs à ses transnationales de poursuivre en justice des acteurs critiques de la société, qui s’aventureraient de trop près à s’investir de leur responsabilité civique.

Barrick Gold et Banro Corporation ont déposé deux plaintes devant les cours du Québec et de l’Ontario contre Écosociété, l’éditeur de Noir Canada ainsi que ses auteurEs, leur requérant la rondelette somme de... 11 millions $can en dommages et intérêts. La publication d’un précis historique éclairant la genèse de ce « paradis judiciaire » de l’industrie extractive est aujourd’hui indéfiniment ajournée après que les traducteurs, les auteurEs et la maison d’édition Talonbooks de Vancouver aient accusés réception d’une nouvelle mise en demeure relative à la parution éventuelle de ce travail...

Pourtant, l’unique affirmation positive de Noir Canada se résume à la proposition suivante : que les autorités canadiennes mettent sur pied une commission d’enquête dont l’indépendance serait au-dessus de tout soupçon afin de faire le point, comme on s’y attend d’instances démocratiques, sur les effets des investissements politiques, industriels et financiers en Afrique depuis une vingtaine d’années. Le cas échéant, des poursuites au criminel pourraient être intentées, des excuses publiques formulées à l’intention des communautés lésées par ses sociétés, des programmes de réparation engagés...

En Amérique latine, le routard canadien préfère désormais souvent brandir le drapeau québécois ou étatsunien plutôt que le trifolié, tant la réputation de l’industrie minière canadienne n’est plus à y faire.

Sur les ondes de la société publique de radiodiffusion, la première secrétaire du Canada au Guatemala commentait récemment un projet d’exploitation de la canadienne Glamis Gold. La réaction officielle à ce projet, lequel a fait l’objet de vives protestations de la part de la population, résume à elle seule la politique étrangère canadienne en la matière : « Ce n’est pas seulement l’entreprise qu’on est en train de défendre. [...] on parle de milliers de Canadiens qui ont investi à la bourse de Toronto [ce] qui a donné le financement, le capital, avec lequel opérer. [...] On a un devoir aussi de voir [à ce] qu’ils ne perdent pas leurs investissements ».

90% des actionnaires de First Quantum sont Canadiens. Au moment où le contrat KMT se voyait résilié en août 2009, FQM avait déjà investi 450 millions $ dans le projet : après l’annonce en juin dernier de l’annulation de tous ses titres détenus en RDC, elle en perdait près du double en capitalisation boursière... On devine ce qui a pu mouvoir le Canada au forum du G20 lorsqu’il a tenté de faire de l’affaire une priorité internationale.

Pour des raisons que l’on pourrait étayer encore longuement, les trois-quarts des entreprises de l’industrie extractive mondiale trouvent terre d’élection au Canada, que ce soit en y domiciliant leur siège social ou en s’enregistrant en bourse. Le Canada, un ami de la République Démocratique du Congo, ce « scandale géologique » ? Aux Congolais de résoudre l’équation...


Voir en ligne : Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM)


Delphine Abadie est Chercheure au collectif Ressources d’Afrique (Québec - Canada)

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