La nuit sud-américaine

jeudi 28 juin 2007, par Charles QUIMPER

La littérature sud-américaine foisonne d’écrivains magnifiques, qui restent le plus souvent dans l’ombre des Garcia Marquez, Carlos Fuentes, Coelho Allende et Vargas Llosa pour n’en nommer que quelques-uns. Mais ces gros bonnets esquivent presque systématiquement la grande blessure que constitue la dictature.

Dissimulés dans l’ombre, donc, se trouve une panoplie de superbes artistes qui ragent et piaffent, qui dénoncent et raillent, qui accusent et vocifèrent. En voici trois exemples.

Nocturne du Chili

Dans Nocturne du Chili, Roberto Bolano revient sur l’histoire de son pays à travers le témoignage du père Icabache, un séminariste, critique littéraire et poète qui s’adresse à nous alors qu’il se trouve à l’agonie.

Le père Icabache n’est pas un être particulièrement vertueux ou empathique. « Un fier chilien », comme il se décrit lui-même. Mais en est-il si sûr ? Hanté par sa conscience, il déverse un torrent de paroles et de concepts pour établir son innocence. À travers son discours fiévreux, c’est l’histoire du Chili qu’on devine.
Le père a sillonné la haute société. Il a même donné des cours privés à Pinochet et à ses généraux. Témoin privilégié de l’instauration de la dictature, il n’a jamais été inquiété.

Il relate les événements d’un ton désinvolte et froid, comme on raconte un incident sans grande importance : « [...] il y eut des troubles, des insultes, les Chiliens blasphémèrent, inscrivirent des slogans sur les murs, ensuite ce fut le coup d’État, le soulèvement, on bombarda le palais présidentiel de la Moneda et quand le bombardement cessa le président se suicida, et ce fut tout. »

Plusieurs années plus tard, lorsque revint la démocratie, Icabache ne s’estime pas coupable ou complice. « Il ne savait pas, proteste-t-il. Ni aucun de ses amis.
Personne, semble-t-il, ne connaissait les horreurs perpétrées en coulisses. »

S’ils ignoraient, ne sont-ils pas tous innocents ?
Fébrile, enflammée, grossière ou poétique, la langue de Bolano agit comme un monstrueux raz-de-marée. Elle emporte tout pour ne laisser derrière elle que le calme paisible d’une fin d’incendie. Nocturne du Chili est un récit qui jamais ne s’essouffle, jamais ne s’arrête, jamais ne diminue d’intensité.

Un livre d’une grande puissance émotive, avec des phrases immenses et une narration qui relève du pur exploit.

Un cubain libre

Le Cubain Reinaldo Arenas possède un ton plus accusateur, plus cinglant, mais aussi beaucoup plus lyrique et halluciné.

Artiste flamboyant, dissident tapageur et farouche adversaire du régime de Castro, Reinaldo Arenas fait partie de ces artistes dont la vie et l’œuvre interragissent de façon si étroite qu’elles forment un tout.

Dans la biographie Un Cubain libre : Reinaldo Arenas, Liliane Hasson relate les hauts faits de la vie de l’écrivain. Quittant son village natal pour la Havane, Arenas devient bientôt un jeune auteur remarqué. Il ne publiera pourtant qu’un seul roman à Cuba.

En fait, il se butte très tôt à la ligne officielle du parti, tant dans sa vie personnelle que sur le plan artistique. On l’accuse d’être « dépourvu de conscience politique ». Ouvertement homosexuel, il est harcelé par les forces de l’ordre. On finira par l’incarcérer et par l’accuser de mener une vie scandaleuse.

C’en est trop. Arenas s’exile aux États-Unis. Mais sa quête de liberté se mue en demi-cauchemar, condamné à l’exil dans un pays qui n’est pas le sien. Ses œuvres sont traduites et publiées en Europe où l’on reconnaît son talent. Mais isolé et rongé par le sida, il mettra fin à ses jours à New York en 1990.

Opposant de Castro jusqu’à la toute fin, il prendra soin d’inclure une dernière diatribe dans sa lettre de suicide :« [...] Aucune des personnes de mon entourage n’est impliquée dans cette décision. Il y a un seul responsable : Fidel Castro [...]. »

Cette biographie est un louable effort d’introduction au personnage Arenas et à sa très grande œuvre.

Souvenirs de la guerre récente

L’Uruguayen Carlos Liscano fut emprisonné pendant 17 ans pour ses activités politiques. Dans Souvenirs de la guerre récente, le personnage principal est lui aussi privé de liberté, mais dans l’armée. Autrement dit, de l’autre côté du mur.

Un jour, l’homme est enrôlé de force dans l’armée en prévision d’une guerre imminente. Avec d’autres il est conduit dans une base militaire en plein centre d’un désert. Embrigadement, attente, confusion...

Avec ses compagnons, il passe le temps à tenter de deviner où se situe leur campement. Ils s’occupent à nettoyer les lieux, à taper à la machine, toujours dans l’attente d’une guerre qui jamais ne vient à eux.

Puis, 17 ans plus tard, on les libère, on les renvoie chez eux à leurs femmes et leurs enfants. On les relâche sans plus d’explication.

Le retour à la vie civile ne s’effectue pas sans heurts.
Où sont les règles, mais où est le cadre ?
La liberté a-t-elle une signification en l’absence de l’autorité ?

Incapables de supporter ce vide, l’homme et plusieurs de ses compagnons retournent dans le désert. Malgré les apparences, ce roman est plus qu’une fable absurde. Il se révèle en fait un sérieux questionnement sur la notion d’emprisonnement et sur la liberté, ou son absence. Liscano se distingue des autres par son grand calme et par son vocabulaire en paix où jamais on ne perçoit de colère, seulement de la raison.

Trois auteurs inoubliables, trois univers saisissants.
La même tempête de mots, le même bouillant réquisitoire.


Roberto Bolano
Nocturne du Chili
Christian Bourgois/collection Titres, 154 pages, 2007.

Liliane Hasson
Un Cubain libre : Reinaldo Arenas
Actes Sud, 192 pages, 2007.

Carlos Liscano
Souvenirs de la guerre récente
Belfond, 168 pages, 2007.

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