Au Népal, la pauvreté et l’exclusion dominent depuis des siècles. Les dominants agissent comme des seigneurs féodaux d’une époque révolue, avec pratiquement le droit de vie et de mort sur des gens qui ne sont certainement pas des citoyens. Aux dominations de classes et ethniques se superpose le terrible système de castes, qui perpétue des situations épouvantables de génération en génération. Dans les campagnes du Népal, la majorité de la population est composée de basses castes (paysans) et de dalits (sans caste) considérée comme des sous-humains par une petite élite monarchique.
Mais depuis quelques années, ces non-humains ont décidé d’exister. Ils se sont révoltés. Ils se sont organisés. Ils ont gagné en influence. Au fil des ans, ils ont mis en place différents outils. Ils ont joué le jeu politique. Ils ont été refoulés. Ils se sont construits une petite « armée rouge », ridiculement faible sur le plan militaire, mais redoutable sur le plan social et politique. Et tout à coup, les pauvres ont pris conscience qu’ils constituaient la majorité ! Puis, tout cela a débouché sur l’élection d’il y a quelques semaines. Les experts, les consultants, les ambassadeurs, les journalistes des médias de masse, les États-Unis et l’Inde, et, bien sûr, l’élite politique du Népal n’avaient jamais pensé à ce scénario invraisemblable : les maoïstes se retrouvant loin devant toutes les autres formations politiques et, en principe, à la veille de former un nouveau gouvernement.
Comment expliquer cette victoire ? Bien sûr, les dominés se révoltent. Mais la plupart du temps, leur lutte est déjouée. Les dominants, utilisant la force et la manipulation, continuent de dominer. Quelques fois l’exception se produit, et c’est le cas au Népal.
Comme les maoïstes le démontrent, il faut retisser le fil, coaliser des forces disparates, proposer un projet à la fois ambitieux et réaliste. Dans ce cas par exemple, les maoïstes ont eu l’intelligence de regrouper la majorité autour d’un projet républicain, inclusif, qui tient compte des paysans, des dalits, des classes moyennes, des diverses minorités nationales, bref, d’un peu tout le monde. Leur révolution consiste à promettre des écoles et des cliniques à des gens qui n’ont jamais vu cela. À remettre de l’ordre dans un pays dévasté par l’arbitraire et le délire. Et à briser le mépris et la violence institutionnelle qui sont au cœur du système en place.
Quelle est l’autre leçon du Népal ? Les dominants, quand ils sentent la soupe chauffer, n’hésitent pas à programmer des massacres. Le roi et sa clique militariste ont tué allègrement et sans que la communauté internationale ne s’en offusque. Le droit et la démocratie sont bafoués constamment par des élites qui savent être bien branchées sur les hyperpuissances. Il s’agit d’être du bon côté et on a tous les droits pour continuer de tuer en toute impunité des pauvres et des exclus. Mais parfois les dominés décident de pratiquer l’autodéfense. Dans les cercles bien pensants, ils sont automatiquement condamnés : ce sont des « terroristes », car ils osent répliquer à la violence des dominants. Les maoïstes népalais, les résistants libanais et palestiniens, les mouvements de libération ici et là sont condamnés et condamnables pour avoir osé résister. La plupart du temps, cette diabolisation fonctionne et la violence des dominants, incroyablement plus sophistiquée et puissante, l’emporte. Mais encore là, il y a des exceptions. Parfois, les dominés réussissent à tenir bon. Et sans vaincre l’adversaire, à au moins le déstabiliser et le forcer à un compromis. Avant de condamner la violence sans considération au contexte, rappelez-vous comment Nelson Mandela et l’ANC ont finalement vaincu l’apartheid. Et bien c’était aussi (mais pas seulement) parce qu’une poignée de guérilléros avait mis le régime au pied du mur. Ce n’est ni une recette ni une solution idéale, mais parfois, les dominés doivent résister. Franchement, je pense que tel est le cas au Népal, car sans leur petite armée rouge, les dominés seraient encore des sous-humains.
Maintenant qu’ils sont à la porte du pouvoir politique, il reste à voir comment les maoïstes vont gérer cela. Ils doivent, et cela ne sera pas facile, faire face à un certain nombre de vieux démons, dont une tendance à l’autoritarisme, au je-sais-tout-isme, voir au militarisme. Selon les organisations de droits humains qui ont couvert la sale guerre civile qui sévit depuis une dizaine d’années, la majorité des atrocités ont été commises par l’armée, mais les maoïstes n’ont pas toujours été des anges non plus. Avec une partie du pouvoir dans les mains, certains pourraient être tentés de tout accaparer. Pour le moment, ce n’est pas ce que dit leur chef Prachenda, « le redoutable ». Il répète au contraire sa volonté de mettre en place un gouvernement d’unité nationale en tendant la main aux autres partis qu’il a pourtant largement dépassés aux urnes. Disons donc que pour le moment, les Népalais ont décidé de donner la chance au coureur.
De l’autre côté, on peut s’attendre à des turbulences. Les dominants vont en remettre, s’accrocher à leurs privilèges. Ou pire encore, avec l’aide des États-Unis et de l’Inde, fomenter des troubles et appuyer des groupes qui refusent le compromis. Comme en Bolivie où les réformes promues par le gouvernement d’Evo Morales, pourtant élu par une forte majorité, sont bloquées par les latifundistes et les exploitations pétrolières qui menacent de faire sécession dans les régions les plus riches du pays. Cela prendra tout un miracle pour que les Népalais se faufilent face à une situation où 80 % des gens qui vivent dans la plus grande des pauvretés veulent des changements MAINTENANT. On leur souhaite bonne chance ! Il serait prévisible que les mouvements intéressés par la dynamique de l’altermondialisme qui connaît de réelles avancées, en Amérique latine notamment, essaient de comprendre ce qui se passe à l’ombre de l’Himalaya.