Quarante degrés à l’ombre. Le temps s’écoule au compte-gouttes sous la tente des asambleistas de Gualeguaychú, une petite ville argentine sur les rives du fleuve Uruguay. Cela fait des mois qu’ils ont installé leur tente sur la route 136 afin de bloquer le pont qui conduit à Fray Bentos, de l’autre côté du fleuve, en Uruguay. Et pourtant, même si le temps est lourd, même si le temps passe, leur optimisme ne se dément pas. Toute la ville de Gualeguaychù carbure au slogan : « No a las pasteras. Sí a la vida. » [Non aux papetières, oui à la vie].
L’action des asambleistas perturbe la circulation, mais elle n’empêche pas l’achèvement de la construction de l’usine de pâte de papier par la multinationale finlandaise Botnia, de l’autre côté du Río Uruguay. Il s’agit du plus grand investissement industriel de toute l’histoire de l’Uruguay. À elle seule, l’usine est appelée à faire croître le PIB du pays de 1,6 %. Avec ces chiffres en main, on comprend mieux pourquoi les citoyens de Fray Bentos, plus pauvres que leurs voisins argentins, ne s’opposent guère au projet de la Botnia. On leur a même promis la création de plus de 5000 emplois directs.
Du côté argentin du fleuve, la société résonne d’appels à la mobilisation contre l’industrie de pâte de papier. Mais du côté de l’Uruguay, les syndicats, directement liés au gouvernement de gauche de Tabaré Vásquez, sont favorables à son installation.
Politique de voisinage : escalade de la tension
En Argentine, la position de l’Uruguay par rapport à la Botnia étonne et déçoit. Surtout à gauche. En principe, la coalition au pouvoir en Uruguay, le Frente Amplio, apparaît pourtant idéologiquement proche du gouvernement péroniste de centre-gauche de l’argentin Néstor Kirchner. Mais rien ne va plus entre les deux pays.
D’un côté, le président urugayen a déclaré qu’il n’y aura aucun dialogue possible entre les deux pays tant que les asambleistas bloqueront les routes frontalières. De l’autre côté, le président argentin a répété son total désaccord avec le fait que l’Uruguay prenne seul une décision concernant un cours d’eau appartenant aux deux pays. La guerre du papier, comme on l’appelle parfois, perdure déjà depuis plus de trois ans. Et elle atteint de telles proportions que les deux gouvernements ont fait appel à la Cour internationale de Justice de La Haye (CIJ).
En mai 2006, l’Argentine s’est d’abord adressée à la Cour en invoquant le traité de 1975 concernant la solidarité des deux pays pour tous les projets touchant les rives du fleuve Uruguay. L’Argentine réclamait ni plus ni moins que l’interruption de la construction de l’usine. Mais la Cour a rejeté la requête, sous prétexte qu’on ne pouvait pas déterminer si l’usine allait polluer le fleuve, avant même qu’elle amorce ses opérations.
Quelques mois plus tard, la Banque mondiale a rendu cette défaite de l’Argentine encore plus amère en octroyant un prêt à l’Uruguay pour l’aider à financer les travaux de la Botnia. Du coup, elle légitimait l’idée voulant que la future usine de pâte de papier installée sur les rives du Rio Uruguay allait constituer un modèle écologique. À la même époque, le gouvernement de Tabaré Vasquez, dont le parti est d’allégeance antimilitariste, envoyait les militaires protéger les installations de la Botnia.
En novembre, l’Uruguay a déposé à son tour une requête devant la Cour internationale pour obliger sa voisine à faire cesser les blocages de ponts opérés par des citoyens en colère. En vain. Prudente, la Cour a estimé que le conflit se situait en dehors de ses compétences. Mais l’Uruguay n’allait pas en rester là. Plus récemment, le pays s’est adressé au Mercosur, avec davantage de succès. Non seulement ce dernier a reconnu la légitimité de la plainte, mais encore il a demandé à l’Argentine de faire cesser le blocage des ponts.
Pour l’instant, l’espoir d’une sortie de crise repose sur la médiation du représentant de l’Espagne auprès des Nations unies, Juan Antonio Yáñez Barnuevo. Lors d’une visite en février, il a même obtenu que les deux pays s’assoient à la même table. Mais sa tâche s’annonce ardue. En Argentine, où l’opinion publique est chauffée à blanc par la perspective de voir la Botnia s’installer à ses portes, on voit mal comment le gouvernement pourrait modifier ses postions. Non seulement il subit la pression de la CGT et de la CTA, deux syndicats argentins militant intensivement contre la papetière, mais encore il doit ménager ses appuis, en période préélectorale. En plein cœur de l’été sud-américain, les Argentins se plaisent normalement à aller passer leurs vacances en Uruguay. Mais ils se font beaucoup plus rares, cette année.
Et les choses n’apparaissent guère plus encourageantes du côté de l’Uruguay. À Montevideo, la capitale, une manifestation d’Argentins contre les papetières a dégénéré en insultes et en attaques à coup de pierres. En guise de représailles, l’Argentine a pris la décision d’interdire l’exportation de bois vers son voisin. Charmante ambiance...
Environnement : dommages collatéraux
Au milieu de tout ce remue-ménage, la finlandaise Botnia apparaît imperturbable. « Pas question de reculer », a-t-elle souvent affirmé dans des communiqués de presse. Il faut dire qu’au tout début du conflit, un autre projet d’usine de pâtes de papier devait aussi voir le jour sur les rives du Río Uruguay. Sauf que devant les obstacles générés par le blocage des routes et l’internationalisation du conflit, l’espagnole Ence s’est retirée. Éventuellement, si le conflit prend trop d’ampleur, la Botnia pourrait finir par l’imiter. De guerre lasse, elle pourrait décider d’exporter directement l’eucalyptus de la région vers d’autres usines, à l’étranger.
Reste que la confection du papier en Uruguay présente un avantage de taille. Pour produire à moindre coût une pâte de cellulose blanchie, la Botnia utilise du dioxyde de chlore, un contaminant organique persistant qui sera interdit d’utilisation sur tout le territoire de l’Union européenne à partir d’octobre 2007. En Uruguay, on n’est pas aussi exigeant.
La ténacité de la Botnia tient aussi à d’autres raisons. En Uruguay, les projets de grandes papetières couvent depuis plus de 20 ans. Surtout depuis que le pays a mis sur pied une politique de reboisement par des plantations massives d’eucalyptus, qui couvrent maintenant plus de 450 000 hectares. L’eucalyptus, qui croît dans un temps record, constitue une espèce particulièrement prisée pour la confection de pâte de papier. Il génère une pâte de cellulose de qualité, qui constitue la base de la recette des papiers fins de la Botnia. Mais cette belle production possède malheureusement un revers, avec d’importantes ponctions sur les réserves en eau du sous-sol et la désertification des régions avoisinantes.
Pour les citoyens de Gualeguaychú, le projet de la Botnia équivaut à un arrêt de mort pour leur ville. L’activité économique locale, basée sur un équilibre délicat entre le récréotourisme et la pêche artisanale, semble incompatible avec les 14 millions de mètres cubes de gaz à effet de serre que l’usine de Botnia s’apprête à envoyer dans l’atmosphère, à chaque jour. Encore moins avec les 200 tonnes de nitrogène et les 20 tonnes de phosphore qu’elle s’apprête à recracher annuellement dans leur fleuve.
« Nous ne sommes pas des écologistes », confie Cira Muñoz, une mère de cinq enfants impliquée depuis la première heure contre le projet de la papetière. « Nous sommes des citoyens qui ne voulons pas voir notre ville mourir. » Sous les tentes installées aux abords du Río Uruguay, les asambleistas de Gualeguaychú accueillent jour après jour des milliers d’Argentins qui ont parfois parcouru des centaines de kilomètres pour venir appuyer leur lutte.
Nelida Cognigni fait partie de ce groupe. Elle est ainsi venue de la province de Santa Fé, pour signer le livre d’or de la route 136. « Il ne s’agit pas d’une lutte qui concerne seulement les gens de Gualeguaychú, conclue-t-elle, il s’agit d’une lutte qui doit encore et toujours se répéter car c’est du respect même de la vie dont il s’agit. »