En 2002, le président George W. Bush, avec l’appui inconditionnel de la présidente des Philippines, Gloria Macapagal Arroyo, choisit d’ouvrir un « deuxième front » aux Philippines dans le cadre de sa guerre contre le terrorisme. C’est à ce moment qu’Amirah Ali Lidasan, présidente de Suara Bangsamoro (la Voix du peuple), un parti qui représente les intérêts de musulmans, décide d’agir : « Du jour au lendemain, de nombreux chefs traditionnels au sein de la communauté musulmane ont été considérés comme de présumés terroristes et contraints d’abandonner leur activité. Je me suis alors sentie obligée de prendre la parole au nom de ces personnes désormais réduites au silence », explique-t-elle depuis l’île de Basilan, lors d’une conversation téléphonique.
Les Moros (nom qui signifie « Maures » en espagnol et qui désigne la minorité musulmane aux Philippines) représentent environ 5 % de la population du pays, qui compte quelque 97 millions d’habitants, très majoritairement catholiques. Les Moros sont concentrés dans les régions autonomes de l’ouest de la grande île méridionale de Mindanao et dans une série de petites îles, dont celles de Basilan et de Sulu, qui s’étendent jusqu’à la frontière malaisienne. Ils sont divisés en plusieurs groupes ethno-linguistiques.
Le danger de l’engagement
Amirah Lidasan n’est pas du genre à reculer face aux défis. Elle est la première femme musulmane à avoir été élue à la direction de l’Union nationale des étudiants et elle s’est rendue plusieurs fois à l’étranger, afin de sensibiliser l’opinion publique à la situation des Moros. Par contre, elle reconnaît que le contexte est très délicat : « Cela n’a pas été facile pour moi, d’une part parce que le fait de prendre la parole ne correspond pas au rôle traditionnel attribué aux femmes dans notre communauté, et d’autre part parce que ça implique certains risques, dit cette femme de 34 ans. Depuis l’arrivée au pouvoir de la présidente Arroyo en 2001, pas moins d’un millier d’opposants politiques au gouvernement ont d’ailleurs perdu la vie à la suite d’une série d’exécutions extrajudiciaires. »
Madame Lidasan rappelle qu’après 2001, le gouvernement philippin a été l’un des premiers à se lancer dans la « guerre au terrorisme ». Dès lors, « à peu près tous les musulmans furent soupçonnés d’appartenance au groupe Abou Sayyaf et donc sujets à des persécutions et des arrestations », dit-elle. Abou Sayyaf est un petit groupe qui a mené des attentats, qui pratique l’extorsion et qui kidnappe des gens en échange de rançons. Ses membres ont assassiné plusieurs de leurs captifs.
« Au tournant du millénaire, explique Amirah Lidasan, Abou Sayyaf était peu important ; on le connaissait surtout pour sa collaboration avec les militaires de la région impliqués dans le trafic d’armes et l’enlèvement de civils en échange de rançons. Par la suite, les États-Unis et le gouvernement philippin ont pris prétexte de l’enlèvement d’un groupe de missionnaires états-uniens et de membres de la Croix-Rouge par ce groupe pour amplifier la prétendue menace terroriste et justifier leur politique de guerre totale, qui conférait aux soldats le droit de tuer et d’arrêter toute personne soupçonnée d’appartenance au groupe. »
En 2002, une mission internationale d’enquête s’est rendue dans le sud des Philippines après que Washington y eut dépêché quelque 5 000 soldats armés, sous prétexte de participer à des exercices militaires. Cette mission d’observation a constaté la participation des troupes états-uniennes dans des opérations de combat, en violation flagrante de la Constitution des Philippines. Des milliers de personnes avaient été déplacées et relogées dans des hameaux de fortune, tandis que des centaines d’agriculteurs et de travailleurs avaient été arrêtés. Des enfants, dont certains n’avaient que 10 ans, avaient aussi été emprisonnés !
Défendre les droits des Moros
Amirah Lidasan reconnaît que la situation politique des régions où la minorité musulmane est concentrée peut sembler complexe, vue de l’extérieur. Trois grands mouvements militent pour promouvoir les droits du peuple moro : le Front de libération islamique moro (MILF), le Front de libération nationale moro (MNLF) et le Front national démocratique (NDF), ainsi que sa branche armée, la Nouvelle armée populaire (NAP).
« Ces groupes ont tous participé, à un moment ou à un autre, aux négociations de paix avec le gouvernement philippin, mais maintenant, ils sont qualifiés de terroristes. Je crois que le MILF et le MNLF luttent véritablement pour le droit au territoire et le respect des droits du peuple moro et de son droit à l’autodétermination. Quant au NDF et à la NAP, qui sont présents dans la région autonome musulmane, mais également dans le reste du pays, ils se battent pour la libération nationale des Philippines. Ils ont réussi à gagner l’appui des Moros », affirme Lidasan.
Elle considère que le conflit armé dans les zones moros tient à une longue histoire d’oppression et d’exploitation, de vol de terres et de discrimination culturelle et religieuse. La région autonome musulmane de Mindanao, par exemple, est riche en terres fertiles et en ressources naturelles. Pourtant, elle présente le plus faible taux d’espérance de vie et le plus faible taux de scolarisation.
Lidasan tient à souligner qu’une entreprise minière canadienne, TVI Resource Development Philippines Inc., est actuellement engagée dans un projet controversé à Zamboanga del Norte. Elle ajoute que des
« multinationales comme Dole et Del Monte contrôlent déjà de vastes territoires à Mindanao, exclusivement consacrés à la production de bananes et d’ananas. Je pense que l’on peut établir un lien entre la politique de guerre totale du gouvernement philippin, notamment les bombardements aériens et les déplacements de population, et les intérêts des multinationales, dont l’appât du gain les amène à vouloir expulser les populations musulmanes des zones riches en pétrole, en or, en cuivre, en charbon ou celles propices à l’agriculture ».
Parce qu’ils sont la cible de la guerre au terrorisme et que la crise rend encore plus difficile l’obtention d’un travail, les problèmes spécifiques des Moros se trouvent accrus. Lidasan rapporte que plusieurs d’entre eux vont même jusqu’à changer leurs noms afin d’essayer de cacher leur identité nationale.
« Pendant de nombreuses années, ajoute-t-elle, le gouvernement a favorisé la migration de Philippins de religion chrétienne vers la région de Mindanao, dans le cadre d’une série de programmes de réinstallation qui ont causé beaucoup de problèmes aux musulmans. Il est facile pour nous de comprendre ce que le peuple palestinien est en train de vivre. Nous, Moros, essayons maintenant de travailler ensemble, malgré les tentatives du gouvernement de nous diviser, car nous nous rendons compte que nous sommes, pour la plupart, des paysans pauvres qui font face aux mêmes problèmes de vol de terres par de puissants propriétaires terriens locaux et par l’État. Nous luttons pour vivre ensemble dans la tolérance et l’acceptation des différences. »