« Il ne sera pas faisable techniquement d’organiser les élections le 31 octobre. » Par cette déclaration faite le 23 août dernier, le chef de la mission des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), Pierre Schori, a confirmé ce à quoi tous les Ivoiriens s’attendaient : l’élection présidentielle ivoirienne, déjà repoussée d’un an en 2005 sur décision du Conseil de sécurité des Nations unies, sera reportée de nouveau. Alors qu’approche l’échéance du 31 octobre qu’avait fixée le Conseil de sécurité pour la tenue du scrutin, le processus électoral est dans l’impasse.
Élu pour cinq ans en octobre 2000, tout indique que le président ivoirien Laurent Gbagbo entamera néanmoins, dans quelques semaines, la septième année de son mandat. Pendant ce temps, les rebelles des Forces nouvelles (FN), qui contrôlent le nord du pays, refusent toujours de déposer les armes. Quatre ans après l’offensive rebelle du 19 septembre 2002, les Ivoiriens assistent, impuissants, aux jeux de pouvoir qui opposent leurs leaders politiques. La communauté internationale, qui maintient à grands frais quelque 12 000 militaires dans le pays (environ 7800 Casques bleus de l’ONUCI et 4000 militaires français de l’opération Licorne), continue pour sa part de chercher une solution au casse-tête ivoirien.
Un scandale sanitaire et environnemental révélateur
Comme si la crise politique ne suffisait pas, une catastrophe d’une tout autre nature a frappé la capitale économique ivoirienne, Abidjan, à la fin août. Le déversement de déchets hautement toxiques dans les dépotoirs de la ville a provoqué des milliers de cas d’empoisonnement, dont au moins sept ont été mortels. Ce déversement, qui a nécessité la complicité d’employés au port d’Abidjan et à plusieurs niveaux de l’administration, illustre le degré de corruption qui mine aujourd’hui la société ivoirienne : les quelque 580 tonnes de déchets ont été déchargées en pleine nuit au port d’Abidjan avant d’être dispersées dans une dizaine de dépotoirs de la ville. Arrivés sur un bateau battant pavillon panaméen qui aurait transité par l’Europe et le Nigeria, les déchets sont constitués de résidus provenant de l’industrie du raffinage dont l’origine exacte reste à établir.
Cette affaire a rapidement pris une dimension politique et, le 6 septembre, le premier ministre ivoirien Charles Konan Banny a remis la démission de l’ensemble de son gouvernement, qui en était un de réconciliation nationale. Affirmant vouloir ainsi assumer l’échec de l’équipe gouvernementale à prévenir la catastrophe, Banny s’est en fait servi de ce leurre pour tenter de modifier la dynamique politique. En effet, dix jours plus tard il a reconduit essentiellement le même gouvernement, à l’exception des ministres de l’Environnement et des Transports, directement mis en cause dans l’affaire des déchets.
Désarmement et identification : les questions qui coincent
Premier ministre de consensus nommé en décembre 2005 avec l’appui de la communauté internationale, Charles Konan Banny a vu les blocages se multiplier dans le processus de paix depuis quelques mois. Deux éléments clés des préparatifs électoraux posent problème : le désarmement et l’identification des électeurs. Le camp présidentiel et les Forces nouvelles s’étant toujours opposés sur l’ordre dans lequel conduire ces deux opérations, il a été décidé de les mener « de manière concomitante ». Pendant que les FN procédaient au préregroupement de leurs troupes, opération peu compromettante au cours de laquelle les combattants ne sont pas désarmés, des « audiences foraines » ont été lancées en juillet. Ces audiences, qui parcourent le pays, visent à délivrer des documents d’identification aux Ivoiriens et ressortissants étrangers qui n’en possèdent pas. Cette population de « sans-papiers » est estimée par l’ONU à près de 3,5 millions de personnes, dont 1,8 million en âge de voter. L’identification constitue donc un enjeu majeur et un préalable essentiel à tout scrutin crédible.
Dès le lancement des audiences foraines, le Front populaire ivoirien (FPI), parti du président Gbagbo, a appelé à leur « boycott actif ». Le FPI dénonce les audiences comme étant une manœuvre visant à accorder la citoyenneté ivoirienne aux ressortissants étrangers (réputés favorables à l’opposition) et ce, particulièrement en zone contrôlée par les Forces nouvelles. Répondant à l’appel, les « Jeunes patriotes », milices soutenant le président Gbagbo, ont perturbé la tenue de plusieurs audiences foraines en zone gouvernementale.
De leur côté, les juristes du camp présidentiel ont mis en cause la compétence des audiences foraines à délivrer des certificats de nationalité, arguant que la législation ivoirienne ne leur permet d’émettre que des actes de naissance. La différence n’est pas anodine, car elle signifie que les populations doivent alors se déplacer vers l’administration pour demander un certificat de nationalité, puis une carte d’électeur, avec tous les coûts et tracas que ces procédures engendrent. Le premier ministre Banny s’est finalement rangé aux arguments juridiques de la présidence. Le 6 août, dans son discours à la Nation prononcé à l’occasion de la fête nationale, le Président Gbagbo a déclaré que les audiences foraines ne sont pas habilitées à émettre des certificats de citoyenneté. Déclaration à laquelle le secrétaire-général des Forces nouvelles, Guillaume Soro, a réagi en annonçant la suspension de la participation de son mouvement au dialogue sur le désarmement.
Comment relancer le processus de paix ?
Dans un rapport publié le 7 septembre, l’ONG International Crisis Group donne la mesure de la récente dégradation de la situation en affirmant que « la véritable guerre civile n’a peut-être pas encore eu lieu » et en appelant la communauté internationale à augmenter la pression sur les parties au conflit ivoirien. Diplomates et hommes politiques s’activent maintenant à élaborer une formule qui permette d’éviter l’embrasement du pays après le 31 octobre. Renforcement des pouvoirs du premier ministre, création de postes de vice-présidents pour les leaders de l’opposition, sanctions de l’ONU contre des leaders ivoiriens, poursuites du Tribunal pénal international contre des acteurs de la crise, et suspension de la constitution ivoirienne sont parmi les mesures qui sont évoquées. Le Conseil de sécurité devra trancher lors d’une réunion prévue le 17 octobre.
Ces scénarios se heurteront cependant à une opposition farouche du président Gbagbo et de ses supporters. Dans un discours devant les forces armées ivoiriennes le 14 septembre, Gbagbo a donné le ton en vilipendant la communauté internationale : « Je constate que, eux, ils s’attaquent aux institutions démocratiques. Après s’être attaqués à l’Assemblée nationale, ils veulent s’en prendre maintenant au président de la République, puis à la Constitution ; c’est-à-dire que tout ce qui est élu les énerve. Et moi, eux, ils m’énervent. [...] J’ai résisté à un coup d’État avec des fusils, je résisterai à un coup d’État avec des suppressions de la Constitution. » Et d’ajouter : « Le temps des propositions et des négociations est terminé. J’ai fait tout ce qu’on m’a demandé, et les rebelles n’ont pas désarmé. » Entre le président ivoirien et la communauté internationale, un dangereux bras de fer se profile à l’horizon.