Tout ce que Matvejevic a prédit s’est réalisé - et pire encore. Il est revenu sur place à Sarajevo, en septembre, pour assister aux quatrièmes Rencontres européennes du livre. Cette explosion de haine fratricide servait de toile de fond aux Rencontres, un rassemblement d’écrivains d’Europe et de l’ex-Yougoslavie. Un lieu où on est venu échanger des souvenirs et vérifier les attitudes des ex-frères, devenus ennemis.
M. Matvejevic a aussi fait la queue devant une ambassade occidentale. Il a vécu à Paris, ensuite à Rome, où il demeure actuellement. Personne ne saurait le blâmer pour ses années d’exil. Né à Mostar en Bosnie, il a quitté cette ville en 1991. Mostar a été le théâtre d’un crime de guerre d’ordre culturel : la destruction du vieux pont de l’époque ottomane par des forces croates.
Aux Rencontres, il y avait aussi Aleksandar Hemon, né en 1964, qui vit maintenant à Chicago. Il écrit encore, en bosniaque, une chronique pour le quotidien local, mais rédige ses romans en anglais (on peut également lire un de ses romans en français, De l’esprit chez les abrutis). Regrette-t-il de s’être exilé ? La réponse se trouve, en partie, dans les parcs municipaux de cette ville. Ces parcs ont été transformés en cimetières pendant le siège organisé par les forces serbes.
Un acte audacieux, alors, de venir à Sarajevo présenter L’analyste, mon dernier roman qui a comme décor la ville de Belgrade, pendant les terribles années de la guerre en Bosnie (1992-1995). Aux Rencontres, j’ai parlé du personnage principal, un homme dont la vie est consacrée à la résistance contre le régime de Milosevic. J’ai aussi parlé des dizaines de milliers de jeunes hommes qui ont choisi l’exil plutôt que l’armée, qui ont préféré partir à l’étranger plutôt que de combattre leurs anciens concitoyens.
« Un Serbe qui se battait contre Milosevic ? Un Serbe qui ne voulait pas faire la guerre contre nous ? Impossible ! » La réaction des gens de Sarajevo ne m’a pas du tout surpris. Leurs médias, ni pendant ni après la guerre, n’ont jamais mentionné l’existence du mouvement contre Milosevic en Serbie (même si on lisait sur le sujet en Occident). Et quand on pense aux pierres tombales dans les parcs, on comprend le peu de tendresse que ressentent les citoyens de cette ville envers ceux qui ont organisé le siège.
Un roman peut-il changer les attitudes dans cette région éprouvée ? Difficile à croire…
David Homel