Chronique

La face cachée du tramway

jeudi 26 avril 2007, par Normand Baillargeon

Le tramway va-t-il bientôt réapparaître dans les rues de nos villes ? Nos médias en parlent abondamment, en tout cas.

Quoiqu’il en soit, il y a une chose tout à fait remarquable dans leur bavardage : à savoir que les raisons qui sont invoquées pour sortir le tramway des boules à mites de l’histoire sont typiquement économiques, et non pas écologiques : c’est ainsi qu’il est le plus souvent question du « potentiel économique d’un quartier », « d’aller chercher les touristes », et ainsi de suite.

Pourtant, d’un point de vue écologique, il est tellement évident que le tramway (avec le métro et des autobus, non ou très peu polluants) serait une composante d’une politique de transport public urbain cohérente et écologique, qu’on aimerait bien que sa résurrection soit motivée par autre chose que par des considérations platement économiques et touristiques.

Mais il y a peu de chances que cela se produise. Et pour bien le comprendre, revenons sur un mystère qu’on n’évoque jamais, bien qu’il soit beaucoup plus intriguant et bien plus instructif que la résurrection du tramway : je veux parler du mystère de sa disparition.

Le phénomène, j’en suis certain, vous a déjà intrigué. Pendant des années, nous avons eu recours à un moyen de transport public urbain efficace et peu polluant (qui a certes des défauts, notamment la pollution visuelle et sonore, mais des défauts corrigibles). Puis, très vite (mais alors vraiment très, très vite : parlez-en à vos grands-parents), sans même que l’on cherche à l’améliorer, il a été mis au rancart. Pourquoi ?

Prenez Montréal, par exemple. Le premier tramway y a roulé en 1892. Ensuite, pendant six décennies, les tramways, bientôt électrifiés, sécuritaires, de plus en plus nombreux et appréciés, sillonnent la ville. Puis, en 1959, c’est fini et on arrache tout. Pourquoi ?

Voici la réponse, en un mot : l’automobile. Pour la voiture individuelle, dont il fallait faire la promotion et à laquelle il fallait ouvrir les villes.

Choix délirant, direz-vous. En effet. Et c’est pourquoi, dès les années 1920, General Motors, Firestone et la Standard Oil de Californie se sont attelés à la tâche de convaincre l’opinion publique d’opter pour une solution polluante, inefficace et extrêmement coûteuse. Comment faire ? Facile.

D’abord, mise sur pied d’une entreprise-écran (National City Lines) qui, progressivement, achète et contrôle les compagnies qui possèdent les tramways dans des dizaines de villes (New York, Los Angeles, Philadelphie, St-Louis, etc.) ; puis, démantèlement progressif de ces compagnies au profit d’autobus achetés par un fournisseur appartenant au trio GM, Firestone et Standard Oil ; enfin, et en parallèle, action politique par le National Higway Users Conference pour promouvoir, avec succès, la construction d’autoroutes.

Le programme durera trois décennies et aboutit à la destruction des tramways et à une situation où chaque famille a (au moins !) une voiture.

Seule ombre au tableau : en 1959, les compagnies impliquées seront prises sur le fait et traduites en justice. Reconnues coupables de conspiration criminelle, elles devront payer une amende de... 5000 $. Vous avez bien lu : 5000 $. 5000 $ pour avoir démantelé des infrastructures valant des milliards et contribué à causer, par la voiture individuelle, des torts peut-être irréparables à la planète.

Mais, pensez-vous, si ce comportement de GM est sans aucun doute criminel, les constructeurs automobiles (et les compagnies) ne sont pas tous des monstres. Prenez Ford.. Henry Ford ne souhaitait-il pas, - c’était en 1916, à un moment, il est vrai, où il réalisait de faramineux profits - que ses employés touchent un salaire leur permettant d’acquérir sa Ford T ?

Remarquons d’abord qu’il s’agit là d’un comportement tout ce qu’il y a de plus intéressé. Mais il y a plus, puisqu’on a carrément interdit à Henry Ford d’aller dans cette voie. La décision du manufacturier a en effet été contestée, en cour, dès 1919, par deux frères (John Francis Dodge et Horace Elgin Dodge), tous deux actionnaires de Ford.

Ceux-ci ont fait valoir que Ford devait maximiser ses profits et donc les dividendes de ses actionnaires - et non pas essayer de faire la meilleure voiture possible, ou bien payer correctement ses employés, ou encore agir selon quelque autre absurde motif altruiste, comme, disons, se préoccuper de la santé de la planète qu’on laissera à nos petits-enfants.

La Cour suprême du Michigan a donné raison aux frères Dodge, inscrivant ainsi dans la loi l’obligation, pour une compagnie, de se comporter comme un monstre pathologique.

Au fait : si les frères Dodge ont entrepris cette poursuite et s’ils tenaient tant à obtenir ce jugement, c’est qu’ils souhaitaient, eux aussi, profiter de la manne automobile. La loi, quelques décennies auparavant, avait décrété que les compagnies étaient des « personnes morales immortelles ». Par le jugement contre Ford, elle venait d’établir juridiquement qu’elles devaient se comporter comme des personnes non seulement morales et immortelles, mais aussi ignobles. Rassurés, les frères Dodge ont aussitôt lancé ce qui est devenu Dodge, puis Chrysler, puis Daimler-Chrysler.

Revenons à présent à nos tramways et à nos préoccupations écologiques.

Quoi ? Le cœur n’y est plus ? Allons donc ! Qui sait ? C’est peut-être à Bombardier (notre assisté social hautement subventionné) que l’on confiera la construction de notre tramway.

Vous vous sentez rassurés, là ? Non ?

Non ?

Ah bon...

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