À la suite de la dernière réorganisation municipale, les conduites souterraines locales appartenant à la Ville de Montréal ont été cédées aux municipalités reconstituées, dont Côte-Saint-Luc et Westmount. Tel que recommandé par le comité de transition de l’agglomération de Montréal l’an dernier, ces municipalités ont décidé de ne plus confier par contrat à la Ville de Montréal le service d’entretien de ces conduites, mais à la firme Dessau-Soprin. S’il s’agit pour l’instant d’un contrat de deux ans ayant notamment pour mandat de poser un diagnostic sur l’état du réseau d’aqueduc, « cela permet à la firme d’obtenir toutes les informations nécessaires pour être privilégiée dans l’obtention du contrat à long terme qui suivra », soutient Gaétan Breton de la Coalition Eau secours.
Pour expliquer cette décision, les élus de Côte-Saint-Luc invoquent le manque d’expertise locale et l’insatisfaction face aux services rendus par la Ville de Montréal, autrefois responsable de la gestion et de l’entretien des conduites. La firme Dessau-Soprin offrirait de meilleurs services dans de meilleurs délais. « Les mêmes raisons généralement évoquées dans ces cas partout dans le monde », soutient Pierre J. Hamel, professeur à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS-UCS). « C’est une sorte de renoncement des élus face à une entreprise privée qui arrive avec la solution clé en main ». Et parfois à fort prix : lors d’une conférence tenue à l’INRS en janvier dernier, Dida Berku, conseillère de Côte-Saint-Luc, avouait que les services, payés au coût de 750 000 $ à la Ville de Montréal, étaient maintenant évalués à 1,3 million de dollars par Dessau-Soprin, soit près du double. « Il me semble qu’à ce prix, ils auraient été en mesure de mettre sur pied [un organisme] para-municipal, d’autant plus que Westmount détient une certaine expertise avec Hydro-Westmount », soutient le professeur Hamel.
Prologue législatif
Dans un article publié dans la revue Flux, Marie-Claude Prémont, vice-doyenne aux études supérieures de la Faculté de droit de l’Université McGill, démontre comment une lecture croisée de trois importantes lois récemment adoptées par le gouvernement libéral révèle toute la charpente législative rendant possible la privatisation des services publics municipaux.
D’abord, la Loi sur l’Agence des partenariats public-privé oblige de soumettre à celle-ci tout projet d’infrastructure financé en partie par le gouvernement. Une obligation à laquelle se sont unanimement opposées les municipalités québécoises, craignant une perte d’autonomie dans la gestion des services qui relèvent de leurs compétences. Poursuivant ces mêmes objectifs sur la scène municipale, la Loi sur la Société de financement des infrastructures locales (SFIL) est venue « transformer les règles de financement, et possiblement de contrôle, de gestion ou de propriété des infrastructures locales », écrit Mme Prémont, en imposant des conditions strictes pour l’accès au financement proposé par la SFIL. À cela, vient s’ajouter le projet de loi 134, adopté sans consultation ni débat en décembre 2005, qui permet à une municipalité de confier à l’entreprise privée la responsabilité d’assurer le financement des infrastructures pour les services d’eau. L’instauration de ces nouveaux mécanismes de financement soutient ainsi la loi sur les compétences municipales, dont plusieurs articles « autorisent les municipalités locales à aliéner, céder ou transférer leurs réseaux ou leurs compétences en matières de services publics », poursuit-elle, et ce pour des contrats de 25 ans.
La démocratie y perd au change
Alors que les citoyens doivent normalement approuver tout règlement d’emprunt d’une municipalité, de même que tout transfert des droits et pouvoirs de services municipaux, les législations évoquées précédemment pourraient escamoter ces dispositifs de contrôle démocratique. De plus, la possibilité d’un contrat de 25 ans en inquiète plusieurs. « C’est l’équivalent de six mandats à la mairie », s’exclame Yves Bellavance de la Table régionale des organismes volontaires en éducation populaire (Trovep Montréal). « On peut changer une loi, un règlement, même une Constitution, mais résilier un contrat, c’est très compliqué et très cher », prévient Marie-Claude Prémont.
Dès les premières étapes de cette expérience, de sérieuses entorses à la démocratie ont été observées. Tous les intervenants rencontrés s’inquiètent de la validité du processus, ainsi que du rôle joué par le comité de transition et de son président, Pierre Lortie. En effet, l’attribution du contrat par ces derniers à l’automne 2005 s’est faite non seulement avant la constitution de la nouvelle ville, mais avant l’élection des conseillers, le 6 novembre dernier. De plus, si la loi oblige à ouvrir un registre permettant la tenue éventuelle d’un référendum, rien n’indique comment une municipalité doit annoncer cette tenue. « À la Coalition Eau secours, on surveillait cela de près et on ne l’a pas vu passer », s’indigne Gaétan Breton. Si bien que moins de cinq personne ont signé le registre qui n’a été ouvert... qu’une seule journée. Aucun référendum n’a donc eu lieu.
Le PPP conclu à Côte-Saint-Luc et Westmount pour la gestion des services d’eau est un premier cas d’espèce au Québec. Maintenant que l’appareil législatif est en place, faut-il craindre une reproduction du modèle sur notre territoire, alors que, rappelons-le, 95 % de la gestion des services d’eau dans les pays industrialisés est publique ? « L’expérience à Côte-Saint-Luc et Westmount est une vitrine pour Dessau-Soprin. Ils vont mettre le paquet pour avoir une expérience qui fonctionne, des élus satisfaits qui pourront faire de la publicité auprès d’autres municipalités », soutient le professeur Hamel. « Il s’agit non seulement d’un banc d’essai pour l’entreprise, mais pour notre mouvement de contestation », ajoute Yves Bellavance, qui travaille avec Eau secours et d’autres groupes à réanimer la coalition montréalaise pour un débat sur l’eau. « On souhaite que Montréal réaffirme clairement sa position de ne pas privatiser les services d’eau, cette ressource vitale et stratégique sur le plan de la santé publique ».