Au cours du mois de février 2011, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a enregistré son indice de prix des denrées alimentaires le plus haut. Il s’agit d’une flambée des prix qui surpasse celle qui, en 2008, avait conduit aux « émeutes de la faim », notamment en Égypte, au Burkina Faso, au Cameroun, au Sénégal, en Indonésie, aux Philippines et en Haïti. C’est évidemment du côté de certains pays en développement que l’augmentation des prix fait le plus mal étant donné la part importante du revenu que les ménages consacrent à l’alimentation. Or, les Canadiens n’échappent pas à cette situation : en 2010, les banques alimentaires dans tout le pays ont enregistré le plus haut taux de fréquentation.
Si la couverture médiatique qui en est faite jusqu’à maintenant ne reflète ni son ampleur ni sa gravité, il y a fort à parier que l’augmentation soutenue du prix des denrées alimentaires de base intensifiera la crise alimentaire mondiale dans les prochains mois. Cette crise n’est pas simple. Elle s’enracine dans une multiplicité de facteurs interdépendants, complexes et changeants. Or, il est raisonnable de supposer qu’au cours des prochaines années, la demande mondiale en produits agricoles supplantera l’offre, ce qui risque d’accroître la situation de pauvreté et de faim qui sévit actuellement chez quelque 800 millions de personnes dans le monde.
Depuis l’effondrement des marchés boursiers ayant suivi la crise hypothécaire américaine, le secteur alimentaire, tout comme celui de l’énergie et des matières premières, fait l’objet d’une convoitise grandissante des spéculateurs qui sont de plus en plus à la recherche de valeurs sûres d’investissement. À court terme, les événements météorologiques extrêmes qui ont touché certains grands pays exportateurs au cours des derniers mois (sécheresse et incendies en Russie et en Europe de l’Est, inondations en Asie du Sud-est et en Australie, etc.) ont fait grimper les cours mondiaux notamment des céréales, du sucre et des oléagineux. À plus long terme, cette tendance ne risque pas de fléchir étant donné l’augmentation du prix du pétrole - dont l’agriculture industrielle dépend - et qui est actuellement exacerbée par la conjoncture politique du Moyen Orient. L’état de « panique » qui contribue à l’emballement des cours s’est aussi envenimé par les niveaux exceptionnellement bas de provisions de grains des grandes puissances agricoles qui servaient de réserves de dernier ressort…
Or, on assiste à la confluence de plusieurs crises : alimentaire, énergétique, environnementale… Et les solutions qui sont mises de l’avant par certains n’en sont pas vraiment. Les agrocarburants, produits notamment à partir de maïs, de betterave à sucre et d’huile de palme et transformés en éthanol destiné à remplacer graduellement les énergies fossiles, ont non seulement un bilan énergétique contestable, mais affament le monde en détournant les meilleures terres auparavant utilisée pour la production vivrière et impulsent une destruction massive des plus grands bassins forestiers mondiaux. À tous ces phénomènes se conjuguent aussi les facteurs sociaux et démographiques : la population mondiale augmente et les habitudes alimentaires changent. L’enrichissement des populations dans les pays en développement, l’émergence de la classe moyenne et l’urbanisation conduisent aussi à un régime alimentaire de plus en plus carné ce qui multiplie de ce fait la consommation de céréales. Y a-t-il une lumière au bout du tunnel ?
Il semble important de souligner que la situation de pauvreté et de faim dans le monde est avant tout l’expression de facteurs structurels. Elle s’enracine d’abord dans des choix politiques, institutionnels et financiers. En effet, les programmes d’ajustement structurels qui ont signifié libéralisation et privatisation ne sont pas étrangers au sous-financement chronique du secteur agricole dans les pays en développement et à la désappropriation graduelle des agriculteurs de tous leurs facteurs de production. Elles ont conduit notamment à la conversion des cultures vivrières en cultures de rentes destinées à l’exportation et à la destruction des marchés locaux qu’engendre le dumping de produits étrangers fortement subventionnés. N’est-il pas paradoxal de constater que les populations rurales des pays en développement, majoritairement agricoles, ne sont plus en mesure de se nourrir et encore moins d’approvisionner les centres urbains ?
La crise alimentaire est aussi structurelle par la nature même du marché boursier dans lequel les denrées agricoles de base transigent. En effet, bien que des facteurs climatiques limitent la production agricole, il reste qu’actuellement, assez de nourriture est produite pour éradiquer complètement la faim (du côté de certains pays, on se permet même de la gaspiller…). La crise alimentaire ne relève pas d’une pénurie de denrées agricoles, mais plutôt d’une flambée de leur prix résultant de l’emballement des spéculateurs. Cette crise est l’expression de la flagrante incompétence du monde des finances à gérer des productions qui doivent avant tout être à vocation nourricière. L’urgence de mieux réglementer les marchés boursiers, voire d’exclure les produits agricoles des accords régis par l’Organisation mondiale du commerce - de la même façon que l’est l’eau - est évidente.
Globalement, qu’avons-nous gagné du système agroalimentaire actuel ? À qui profite-t-il ? Au Nord comme au Sud, l’agriculture familiale disparaît au profit de l’agrobusiness, le monde paysan s’appauvrit, l’environnement se dégrade tout comme notre santé (la malnutrition d’un côté et l’obésité de l’autre !). Outre le prix, les consommateurs sont de plus en plus préoccupés par l’innocuité des aliments, leur vitalité, leur provenance, leurs modes de production, etc. Quant aux organisations supranationales - semenciers, compagnies agrochimiques, distributeurs agroalimentaires, ils engrangent, bon an mal an, des profits record...
Il importe aujourd’hui de redéfinir l’agriculture, son rôle, les acteurs qui l’animent et ses facteurs de production. Dans ce contexte, la souveraineté alimentaire est incontournable et présuppose le droit des pays à définir leurs propres politiques agricoles. Le concept de la souveraineté alimentaire brosse le portrait d’un modèle agricole qui contraste sévèrement avec le modèle industriel. Par exemple, sans mettre fin aux exportations, il s’agit de favoriser une agriculture qui est avant tout nourricière et destinée au marché de proximité. Et, tout en étant productive, cette agriculture doit aussi être multifonctionnelle au sens où on doit lui reconnaître, entre autres, ses fonctions sociale, culturelle et écologique. Au Québec, en 2008, la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois (mieux connue sous le nom de Commission Pronovost) a commandé des changements profonds et positifs de notre modèle agroalimentaire. Il est à espérer que la nouvelle politique agricole du Québec reflète les recommandations qui en furent issues ce qui pourrait tempérer la crise alimentaire qui tend graduellement à apparaître.