La bataille de Grant Park

jeudi 27 novembre 2008, par David HOMEL

Le lendemain des élections américaines, ce n’était pas que le Canada qui avait le mal de bloc, mais quasiment tout l’Occident. Chez nous, le discours de la victoire de Barack Obama depuis Chicago est passé vers minuit. Dans mon salon, j’avais déjà vu des événements majeurs sur ce maudit petit écran – la chute du Mur de Berlin, parmi d’autres. Mais ce soir-là, j’étais prêt à rester debout jusqu’à l’aube pour voir le dénouement de la soirée – la victoire de Barack Obama.

J’ai été le dernier à y croire, malgré tous les sondages. Ayant grandi à Chicago pendant les années 1960, j’ai connu de près les émeutes qui ont suivi l’assassinat de Martin Luther King, et la ségrégation qui coupait les quartiers, dont le mien, en deux. Malgré les résultats affichés à la télé, une partie de moi refusait d’y croire.

Ma joie lors du discours d’Obama était douce-amère, un peu à cause du cadre. Là, je parle de Grant Park, au centre-ville de Chicago. J’ai vu au petit écran le discours, la foule, la protection antiballes qui se voulait discrète. Oui, je pleurais, j’ai été ému par une scène de la vie politique américaine, chose rare dans ce pays qui nous a conditionnés au cynisme depuis un bon bout de temps. L’émotion, mais le souvenir amer aussi.
Car il y a 40 ans et quelques mois, en août 1968, l’herbe de Grant Park ruisselait du sang des manifestants venus de partout aux États-Unis et d’ailleurs (le poète voyou français Jean Genet, important pour le mouvement homosexuel, était venu y faire un tour, accompagné d’Allan Ginsberg) pour protester contre la guerre du Vietnam et pour tenter de changer la position du Parti démocrate concernant cette mésaventure. Réponse des autorités de la ville sous la direction du maire Richard J. Daley : une «  émeute policière  », c’est le terme de la Commission d’enquête chargée d’évaluer le désastre. Les jeunes manifestants ont été brutalisés par les forces de l’ordre, un des pires épisodes de cette époque qui pourtant n’en manquait pas.

Une autre soirée chaude deux ans plus tard, à l’été 1970, encore à Grant Park  : le groupe Sly and the Family Stone, qui devait s’y produire, décommande. Le public ne veut pas se disperser, la police arrive pour faire son travail de nettoyage. Cette fois, les jeunes ne voulaient pas être martyrisés. J’ai pris vingt points de suture au front, mais elles en valaient bien le coup, pour le plaisir de la vengeance et la beauté des voitures de police incendiées. Cette nuit a fini avec la réalisation que ce pays était devenu invivable pour moi.

La soirée des élections n’a pas effacé ces souvenirs, au contraire. Je vivais sur ces deux tableaux en regardant cette fête. Parmi les exclamations – « l’Amérique a changé ! » –, j’ai tenté de démêler enthousiasme et réalité. Je ne suis pas le seul.

Le discours de Barack Obama avait pour mission de baisser les attentes dès les premiers moments de la victoire. Savamment, il a évité le style exalté du prédicateur Martin Luther King. Au lieu de s’inspirer de l’Ancien Testament, il a raconté une histoire très simple d’une vieille femme qui a voté pour la première fois de sa vie. Tout cela avec une humilité et une maîtrise de soi qui juraient avec l’atmosphère de fête. Obama était quasiment trouble-fête.

Et cela, sciemment. Pour freiner les ardeurs et baisser les attentes. L’homme est conscient de ses limites et des limites des gouvernements en général. Comment croire au poids des gouvernements comparé à l’influence des grandes entreprises, surtout lorsqu’elles sont en état de panique et qu’elles crient à l’aide ? C’est comme ça que j’interprète, en partie, la sobriété du discours d’Obama. Il a gagné, oui. La victoire est plus que symbolique, mais le vrai pouvoir se joue ailleurs, dans la faim et le désarroi des capitalistes en déroute.

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