Aux quatre coins du globe, le déficit démocratique provoque des appels d’air dans lesquels s’engouffre l’espoir d’un monde meilleur. Les pays arabes s’embrasent, l’Europe s’agite, et partout des manifestations en cascade contre l’ordre établi. Mais qu’en restera-t-il ? Au final, le changement qu’elles réclament bénéficiera-t-il aux populations ? Y aura-t-il d’ailleurs un véritable changement ?
Révolution, un changement dans la continuité ?
Après tout, ne nomme-t-on pas révolution ces mouvements qui naissent dans l’indignation, s’épanouissent dans la résistance et meurent avec le renversement de la classe dirigeante, alors même que ce mot signifie retour au stade précédent ?
Une révolution est effectuée chaque année par la Terre qui achève sa course autour du Soleil en rejoignant le point qu’elle avait quitté douze mois plus tôt. Ce mouvement circulaire n’a a priori rien à voir avec la rupture souhaitée en période révolutionnaire. Alors, pourquoi appeler "cercle" un virage ?
Il est vrai que l’histoire humaine ne manque pas de ces « loopings » politiques, où les peuples en viennent à accepter ce qu’ils ont dénoncé (voire pire). Les révolutions française, russe et cubaine l’illustrent bien : l’aristocratie cède sa place à la bourgeoisie, le Tsar Nicolas II à Staline, et Fulgencio Batista à Fidel Castro.
C’est sans doute pour briser ce cercle vicieux que George Orwell écrivit en 1945 La Ferme des Animaux (Animal Farm en son titre original), une fable directement inspirée des conséquences de la Révolution bolchévique.
Une fable pour éveiller les consciences
Les héros de cette histoire sont des animaux qui, après s’être révoltés contre la domination de l’homme, découvrent les joies et (surtout) les malheurs de l’autodétermination. Devenus maîtres de leur ferme, ils vont s’en remettre aux conseils de cochons visionnaires pour construire et pérenniser leur rêve de liberté et d’égalité. Mais au fil des cent-cinquante pages du livre, un glissement s’opère. Parmi les cochons, meneurs autoproclamés de la révolution, l’imposant Napoléon semble avoir d’autres ambitions pour la « Ferme des Animaux », des ambitions plus personnelles.
Avec une simplicité enfantine et une narration efficace, George Orwell décrit les mécanismes grâce auxquels un peuple libre va consentir à porter les fers. La séduction, la manipulation, l’intimidation, aucune de ces méthodes n’est une fantaisie d’écrivain, et pas même la plus redoutable d’entre elles : la réécriture de la mémoire collective. À cause d’elle, les animaux, pourtant convaincus de servir l’intérêt général, en viendront à ne servir que celui de Napoléon. Lorsqu’ils le réaliseront, il sera trop tard : le piège s’est refermé sur eux.
Plus que la fin de l’histoire, c’est ce lent et implacable retour à l’esclavage qui fait tout l’intérêt du livre. On y comprend que, homme ou cochon, le visage du maître importe peu puisque les animaux sont surtout esclaves d’eux-mêmes. À travers cette fable, c’est notre propre tragédie que George Orwell nous donne à voir.
L’avenir des révolutions d’aujourd’hui
Lire La Ferme des Animaux en cette période d’effervescence révolutionnaire peut s’avérer utile pour l’avenir. Il rappelle à notre génération que la révolution est la première étape, et non la dernière, d’un ouvrage qui ne se termine jamais : la démocratie. Perfectibles, ce mode de gouvernement et les droits qui l’accompagnent sont en effet des biens qui ne s’acquièrent pas, mais qui peuvent se perdre.
Cette histoire d’animaux est finalement une leçon intemporelle de citoyenneté. Au fond, il n’est pas important de savoir qui, des islamistes, des proches des gouvernements renversés ou de tout autre groupe d’intérêts, va s’approprier le fruit du printemps arabe. Ce que nous enseigne George Orwell, c’est que toute révolution est un événement propice à l’opportunisme qu’il faut traquer sous toutes ses formes. Ainsi, qu’ils soient arabes, européens ou encore américains, les indignés du monde entier et les générations futures pour lesquelles ils se battent doivent, et devront, toujours faire preuve de vigilance et surtout ne pas avoir la mémoire courte. Sinon, ils en viendront un jour à accepter que « tous les animaux sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres » et tout sera à recommencer.
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Un mot sur l’auteur : George Orwell, prophète du siècle dernier
De son vrai nom Eric Blair, George Orwell (1903-1950) était un journaliste et écrivain britannique. Homme de son temps et observateur cynique, il puisait dans ses expériences personnelles pour analyser la vie politique et sociale. C’est ainsi qu’il a dénoncé l’impérialisme britannique après avoir servi dans la Police indienne impériale (Burmese days, 1934), ou encore l’injustice sociale après avoir vécu comme un clochard (Down and out in Paris and London, 1933). Il écrivit également plusieurs essais politiques. Sa critique la plus connue est celle du totalitarisme que l’on retrouve dans ses deux ouvrages les plus célèbres : Animal Farm (1945) et 1984 (1949). Ce dernier est aujourd’hui considéré comme une œuvre prophétique tant le monde totalitaire imaginé par George Orwell peut ressembler à notre réalité.