ASIE CENTRALE

L’islamisme, un sous-produit de la dictature

lundi 1er avril 2002, par Ahmed RASHID

Les difficultés économiques, la corruption et l’absence de démocratie ne peuvent que favoriser le développement des mouvements extrémistes. Formée de cinq républiques (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan), l’Asie centrale a de grandes chances d’être le prochain champ de bataille de la planète.

Son histoire est marquée par plus de deux mille ans de conflits, les grands Empires cherchant à contrôler la route de la Soie. Mais les conflits actuels sont tout autres, largement issus des changements apportés par l’Union soviétique et le chaos qui a suivi son effondrement en 1991.

Pour la majorité des habitants d’Asie centrale, l’indépendance ne s’est pas immédiatement traduite par un besoin de démocratie, d’économie de marché, de culture occidentale ou de consumérisme, comme ce fut le cas dans le reste de l’ex-Union soviétique. Lors de la chute de l’empire soviétique, les habitants d’Asie centrale ont enfin aperçu l’occasion de se rattacher spirituellement et culturellement à leur passé musulman.

Renouveau

Ils étaient très peu à connaître la révolution islamique iranienne de 1979, et beaucoup avaient oublié leurs prières et les autres rites de l’islam. Ce que connaissaient bien les habitants d’Asie centrale, en revanche, c’était l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 et la guerre qui avait suivi pendant 10 ans. Des milliers de jeunes gens avaient été enrôlés dans l’armée soviétique et envoyés combattre les moudjahidines afghans. Contrairement à l’attente des Soviétiques, beaucoup étaient rentrés au pays plein d’admiration pour leurs adversaires.

Quand vint l’indépendance, les choix des gouvernements allaient décider de l’avenir politique et économique d’États fragiles et de l’avenir de leur renouveau islamique. Allaient-ils adopter l’islam populaire et la démocratie ? Ou prolongeraient-ils la répression politique, sociale et religieuse des communistes ?

Les dirigeants ont refusé d’envisager des réformes démocratiques ou économiques ; cette attitude, jointe à la répression de la religion, a poussé les modérés et les réformateurs dans le camp des radicaux. Plusieurs tentatives d’écrasement de l’activisme islamique ont débouché sur l’incarcération et la torture, non seulement de militants, mais de milliers de musulmans, des pratiquants « ordinaires », condamnés à de longues peines dans les nouveaux goulags créés dans des zones éloignées.

Menaces

L’une des plus grandes menaces pour la stabilité de l’Asie centrale est le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO). Formé en 1998 par des extrémistes déçus par la modération du Parti de la renaissance islamique et résolu à renverser le gouvernement d’Islam Karimov, le MIO a lancé des actions de guérilla contre le régime depuis ses bases, au Tadjikistan et en Afghanistan, en 1999, 2000 et 2001. Sous le commandement militaire du charismatique Juma Namangani, le MIO a étendu son djihad à toute l’Asie centrale.

Pendant ce temps, la concurrence se poursuit entre les États-Unis, la Russie et la Chine, chacun offrant aide militaire, conseils et entraînement aux différentes armées nationales, ce qui laisse présager un avenir de plus en plus sombre. Les grandes puissances, en revanche, ne font pas grand-chose pour améliorer les terribles conditions économiques, politiques et sociales de ces pays, puisqu’elles n’interviennent pas contre la politique menée par les divers régimes.

Le résultat est que le MIO se développe. Namangani recrute désormais des dissidents dans tous les grands groupes ethniques d’Asie centrale, ainsi que des Tchétchènes, des Daghestanais du Caucase et des Ouïgours musulmans de la région autonome du Xinjiang, en Chine. Alors qu’il ne propose guère plus que la déposition des régimes en vigueur et l’institution de la charia, le MIO est devenu un groupe transnational. Les fonds arrivent même d’Arabie Saoudite. Il se finance en outre par le commerce des armes et de la drogue.

Explosion

Ce qui est clair, c’est que les problèmes de l’Asie centrale sont avant tout internes et qu’ils ne seront pas résolus simplement en triomphant du MIO. Le manque de réforme ou de développement économique, l’absence de démocratie, la centralisation d’une bureaucratie d’esprit soviétique, la corruption et le cynisme, tout cela rend la situation de plus en plus fragile. Les leaders vieillissent et la population rajeunit : sur 50 millions d’habitants, plus de 60 % ont moins de 25 ans. Cette nouvelle génération est victime du chômage, peu instruite, mal nourrie : combien de temps encore tolérera-t-elle le déclin du niveau de vie et le manque de libertés fondamentales ? Une explosion paraît inévitable si les exigences des jeunes ne sont pas prises en considération.

Mais les élites dirigeantes s’accrochent au pouvoir au détriment de toute autre considération. En attendant, les questions religieuses et ethniques restent brûlantes. Au cœur de l’Asie centrale se trouve un vide culturel qui ne saurait être rempli par des imitations de la culture occidentale. En ignorant leur héritage qui a tant donné à leurs peuples et au monde islamique, les dirigeants de l’Asie centrale se privent d’une occasion de créer une identité moderne à partir de leur propre passé. En refusant d’accueillir l’islam traditionnel, la démocratie et l’harmonie interethnique, ces gouvernements entretiennent la flamme de l’extrémisme.


Ahmed Rashid, journaliste pakistanais. Il couvre l’Asie centrale pour la Far Eastern Economic Review et le Daily Telegraph.

Il est l’un des invités d’Alternatives lors de la conférence L’Afghanistan et la guerre des pipelines, le 6 avril 2002. Voir publicité en page d’accueil du site.
Extraits de son dernier livre, Asie centrale, champs de guerre. Cinq Républiques face à l’islam radical.

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