En juin, les autorités d’occupation américaines avaient déjà passé la main à un gouvernement irakien intérimaire, en douce, une journée plus tôt que prévue, par crainte des attentats. Le Conseil de sécurité des Nations unies avait alors donné son aval à ce nouveau gouvernement dirigé par Iyad Allaoui.
Le 18 août, le système retenu par la Conférence nationale irakienne, pour élire les 81 membres devant siéger au Parlement aux côtés des 19 membres de l’ancien Conseil intérimaire de gouvernement installé par les Américains au lendemain de la chute de Saddam Hussein, est celui des listes bloquées. À terme, deux listes ont été constituées. Soit l’une par les grands partis et l’autre par les indépendants. Mais la liste de ces derniers, ne rencontrant pas tous les critères exigés de quota quant à la représentativité religieuse, ethnique, régionale, etc. du pays, n’a pu être retenue. La présence des femmes, devant constituer au moins 25 % des membres, semble avoir été l’obstacle majeur pour les indépendants. De facto, c’est la liste présentée par les grands partis, et où ne figure que très peu la société civile, qui l’a emporté.
Le gouvernement intérimaire, maintenant doté d’un Parlement intérimaire, entériné par la Conférence nationale irakienne, sans vote et avec quelques grincements de dents, pourra-t-il enfin assurer la sécurité des Irakiens ? Plusieurs en doutent, et les affrontements qui se multiplient aux quatre coins du pays indiquent tout le contraire. Tandis que la majorité des Irakiens reste hostile à la présence militaire des États-Unis, elle n’en demeure pas moins d’une extrême méfiance à l’égard du gouvernement intérimaire, qu’elle considère fantoche, sachant très bien que ce sont les Américains qui continuent de tirer les ficelles pour cause de pétrole. Et de fait, en fonction des dispositions imposées par les autorités d’occupation au gouvernement intérimaire, celui-ci est étroitement contrôlé dans tous les aspects de sa gouvernance, y compris sur le plan économique.
Mascarade
Issam al-Khafaji, opposant et dissident du régime de Saddam Hussein, professeur de science politique à l’Université d’Amsterdam, et ancien consultant des Nations unies pour l’Irak, qualifie la situation de dangereuse et craint que tout cela ne mène à une nouvelle dictature.
Le professeur qualifie de « mascarade » la présence américaine en Irak : « Tout cela, n’a rien à voir avec l’intégrisme islamiste ou le terrorisme, il ne s’agit que de pétrole. » Il espère le retrait graduel mais rapide des troupes américaines - dont les effectifs s’élèvent à quelque 160 mille soldats, sans compter les « forces privées » -, accompagné par la formation d’« une véritable armée et d’une véritable police irakiennes ».
« La sécurité est la première des priorités, clame encore le dissident du régime de Saddam Hussein. Ensuite, on pourra former une Assemblée nationale. Ce qui, selon lui, sera impossible en janvier 2005, avec la situation qui se détériore de jour en jour. » C’est au gouvernement intérimaire que revient le devoir de rédiger la constitution. Or, plusieurs des joueurs politiques irakiens importants restent à l’extérieur de ce jeu, dont notamment l’ayatollah Sistani, principal leader chiite, qui sait qu’un trop grand rapprochement avec les États-Unis donnerait des munitions à son adversaire, Moqtada El Sadr, dont la popularité est grandissante. Une popularité qui, selon l’intellectuel français, Pierre-Jean Luisard 1, spécialiste de l’Irak, dépasse le clivage confessionnel. Contrairement auxmembres du gouvernement intérimaire, toujours présentés comme les « représentants » de chacune des communautés : chiite, sunnite, kurde, chrétienne, etc.
Alors, y a-t-il encore espoir ? Comment sortir de cette spirale infernale, et comment éviter la formation d’une nouvelle dictature ?
Douteuse légitimité
Issam al-Khafaji, depuis Amsterdam au téléphone, affirme calmement mais fermement que bien sûr que si qu’il y a moyen de renverser la vapeur. « Ça dépend de nous, les libéraux, les séculiers. Si nous demeurons silencieux, alors là oui, la même histoire se reproduira. » Bref, ce que souhaite le professeur, c’est une opposition civile organisée, libérale, ouverte, inclusive, démocratique, pour les droits des femmes, etc. Mais, d’abord ce qu’il faut, nous confie-t-il, c’est un premier ministre qui soit accepté tant par les Chiites que les Sunnites, les Kurdes, les chrétiens et tous les autres. Le professeur irakien s’explique : « Je ne suis pas en train de dire qu’il existe en Irak un Nelson Mandela, mais je dis qu’il y a plus consensuel qu’Iyad Allaoui. »
La légitimité du premier ministre est de fait très questionnée, car son passé n’est un secret pour personne. Iyad Allaoui a été à l’emploi de la CIA pendant plusieurs années, tout en étant étroitement associé au régime de Saddam Hussein. Déjà entaché par son passé, Allaoui ne s’est pas rendu davantage populaire en déclarant dès son arrivée au pouvoir sa volonté de rétablir la loi martiale et la peine de mort.
Dans tout cela, le rôle de la communauté internationale demeure très flou. Pour le moment, il n’est pas question pour les Nations unies de rouvrir un bureau à Bagdad. Pourtant, pour Issam al-Khafaji qui pense bien parler au nom de la grande majorité des Irakiens, la présence des Nations unies est plus qu’impérative. Il ajoute : « Nous avons besoin des Canadiens, des Japonais... » Sans doute pour diluer l’hégémonie américaine.
Ainsi, le gouvernement intérimaire, parce qu’il est contraint par l’occupation, souffre d’un manque évident de crédibilité. Et pendant ce temps, une opposition civile, telle que souhaitée par Issam al-Khafaji, pouvant représenter une troisième force, peine à s’organiser, ne serait-ce qu’à travers de petites initiatives citoyennes. Les conditions sont très dures, et la confrontation entre les forces d’occupation et la résistance armée ne leur laisse pas beaucoup de place.
F.-I. L
* Issam al-Khafaji sera présent lors des Journés d’étude d’Alternatives. Voir publicité ci-bas.
1 Pierre-Jean Luizard, La question irakienne, Paris, Fayard, 2002.