Les bâtards de Voltaire avait connu un retentissant succès à sa sortie en 1992 (1993 pour la traduction française) tant au Canada qu’en Europe. Déjà, le diagnostic était donné : depuis plus de 400 ans, les dirigeants du monde occidental imposent la « raison », c’est-à-dire le raisonnable et seulement lui, pour justifier leurs politiques sociales et économiques. Résultat, cela justifie aussi les pires dérapages et violences de nos sociétés. Cette fois, avec Vers l’équilibre, John Saul nous propose de remettre au goût du jour l’utilisation de six qualités universelles à valeur égale pour comprendre le monde et y réfléchir, pour prendre des décisions éclairées, pour que la raison du marché ne domine plus l’imagination du monde. Il s’agit du sens commun, de l’éthique, de l’imagination, de l’intuition, de la mémoire et aussi de la raison.
De passage à Montréal dans le cadre du festival littéraire Montréal Bleu, le philosophe, installé dans un fauteuil aux allures faussement baroques de l’Hôtel Renaissance, faussement chic, nous explique en entrevue que le problème, c’est que « la civilisation nous a enseigné que ce qui justifie une action, c’est sa rationalité. On a limité notre action non à partir de ce qui est possible, mais à partir de ce que l’on pense être possible ». En dehors de la raison, tous les autres paramètres ont été évacués.
« Raisonnable idéologie »
Mais dans les années 90, le subconscient collectif s’est apparemment réveillé. Alors, loin d’être pessimiste, John Saul déclare sans ambages que depuis cinq ans nous assistons à la mort de la mondialisation, idéologie raisonnable de la dernière décennie. Pour lui, l’époque que nous vivons en est une historique. « C’est un de ces grands moments de réformes, où les citoyens interpellent le politique. Ils n’ont pas de pouvoir, mais exercent une influence. »
Est-ce à dire que les mouvements citoyens, les organisations non gouvernementales (ONG), associatives et communautaires qui les chapeautent, feraient eux usage des six qualités universelles plutôt que de la logique raisonnable de nos décideurs ? « Ça dépend, répond l’essayiste. Combien y’a-t-il d’ONG au Canada ? Le problème des ONG, c’est qu’elles agissent toujours en réaction à quelque chose qu’elles n’aiment pas, ne veulent pas. Elles se définissent elles-mêmes comme un contrepouvoir. Faut sortir de la logique de celui auquel on s’oppose. Si le mouvement contre les transnationales pharmaceutiques en Afrique du Sud a gagné, c’est bien parce qu’il a su utiliser à la fois l’éthique, le sens commun et l’intuition. Il avait compris qu’il s’agissait de tigres en papier. » À l’inverse, pour le libre-penseur, si les groupes de pression ont obtenu si peu dans leur lutte pour la ratification de l’accord de Kyoto sur l’environnement, c’est qu’ils sont entrés dans la logique raisonnable de leurs adversaires. « Il faut faire preuve d’imagination », ponctue John Saul.
Cap tourmente
Pour ce qui est des temps troubles sur fond de guerre que nous vivons, le philosophe est péremptoire : tout ça était prévisible. Lorsque les événements du 11 septembre sont survenus, John Saul était en train de terminer l’écriture de Vers l’équilibre. Il n’a rien changé. Cela ne changeait rien. « Je parlais déjà de la montée de l’islam dans Les bâtards de Voltaire. Il faut surtout savoir s’arrêter et se demander pourquoi cela se produit. » Pour l’auteur, l’humanité est actuellement au tournant d’un énorme cap. « Si on ne le voit pas, on peut rater le virage, et cela représente un danger bien plus grand que la mondialisation. » L’écrivain voit un parallèle remarquable entre les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale et ce qui se passe présentement. L’équilibre du monde est en train de changer. Allons-nous vers plus ou moins d’équilibre ?
Des centaines de milliers de personnes dans les rues pour dire non à la guerre, John Saul trouve ça « très sain ». « Ce qui est merveilleux, c’est que les gens pensent que c’est suffisamment important pour s’exprimer. Le premier devoir des citoyens, c’est de dire non, après, c’est de dire : "Qu’est ce qu’on fait ?" » C’est l’un des aspects positifs du mouvement altermondialisation, en plus de « l’injection de centaines de milliers de jeunes dans la vie publique et politique parallèle ».
En guise de conclusion, son excellence John Ralston Saul (il est marié à la représentante de la reine au Canada, la gouverneure générale, Adrienne Clarkson) tient à rappeler : « Vos choix sont beaucoup plus vastes que ce qu’on vous dit. Pour ou contre, c’est du manichéisme. On peut aussi ne pas savoir ou avoir d’autres solutions. »