Sur un bout de papier rectangulaire, Stephen Ngawane, quatorze ans, écrit le nom de son camarade, Tholong Motlohlega, à la manière d’un graffiti. Le programme de la journée à l’atelier d’art visuel de l’Afrika Cultural Centre (ACC), à Johannesbourg : l’exploration des textures et des formes de l’environnement immédiat. C’est un voisin des deux adolescents à Soweto qui leur a parlé, en juin dernier, de ces cours gratuits du samedi. « Je viens lorsque j’ai de l’argent pour me payer l’autobus » dit Stephen, le plus volubile du groupe.
En ce premier samedi d’octobre, ils sont six jeunes artistes - environ la moitié manque à l’appel en raison de la relâche scolaire - qui réalisent frottis et dessins dans le complexe abritant l’ACC depuis 1992. Grand comme quatre terrains de football, le site compte toutes les surfaces inégales nécessaires à l’exercice : rails de chemin de fer, débarcadère en bois, murs en métal et crépis. Mais la décrépitude du lieu, si elle ajoute à la palette de formes et textures, témoigne aussi du fait que tout ne tourne pas rond à l’ACC.
Depuis la fin de l’apartheid, l’organisation culturelle, qui fête ses 25 ans cette année, n’a jamais obtenu le financement nécessaire pour réaliser la vision de son fondateur, Benji Francis. En retour d’un bail de 20 ans sur le site de l’ancien marché de Johannesbourg, l’homme de théâtre s’était engagé auprès de la ville à créer un complexe artistique et culturel réunissant sous un même toit, entre autres, théâtre, danse, art visuel et vidéo. « L’art en Afrique doit être une expérience totale, une expérience holistique ; l’art ne doit pas être conçu en une série de disciplines fragmentées comme en Europe » dit celui qui a été le premier directeur en résidence noir du Market Theater (un théatre de Johannesbourg) dans les années 1970.
L’ACC n’a jamais été en mesure de restaurer et de développer le site. La seule amélioration notable apportée à l’enceinte : le bâtiment abritant l’inactif Musée des enfants construit en 1994 grâce à un don de la chanteuse pop Whitney Houston et inauguré la même année en présence de Thabo Mbeki, alors vice-président du pays. À plusieurs reprises les agences chargées de renipper la ville, Johannesburg Property Company (JPC) et Johannesburg Development Agency (JDA), ont demandé à l’ACC de remédier à la situation. Sinon, c’est l’éviction.
La menace semble plus réelle que jamais. Le quartier Newtown où ont pignon sur rue, entre autres, l’ACC, le Market Theater, le Museum Afrika et le Danse Factory, est désormais une priorité dans l’opération de revitalisation de la ville. Déjà, en mars 2003, le terrain situé à l’arrière de l’ACC a été transformé en immense stationnement pour accueillir les visiteurs du quartier auquel JDA et JPC tentent, en prévision de la Coupe du monde de soccer de 2010, d’ajouter une dimension commerciale à sa vocation culturelle.
L’an dernier, deux consultants britanniques ont été engagés par JDA pour rencontrer les organismes culturels du quartier et « évaluer leurs besoins et leurs ambitions ». Dixit le directeur du marketing et des communications à JDA, Tshepo Nkosi, qui insiste sur la fonction strictement de recommandation de cette étude. De la foutaise, soutient Benji Francis : « Lors d’une intense rencontre en juillet dernier, les deux consultants nous ont littéralement dit que si l’on ne coopérait pas avec eux, on allait être chassé du site (If you don’t play ball with us, you’ll be kicked out) ».
Les récents événements semblent donner raison à celui qui a toujours refusé de revoir à la baisse les ambitions de l’ACC et, partant, l’étendue des droits de l’organisation sur le site. Dans une lettre datée du 8 novembre, JDA enjoignait l’organisation de quitter immédiatement les lieux. Au dire de Benji Francis, les autorités associées à la ville n’avaient jamais été aussi directes et tranchantes. L’ACC, qui n’a pas l’intention de déguerpir, a répondu par la bouche de son avocat et s’apprête à lancer une campagne pour sensibiliser les médias à sa cause.
N’empêche, tout porte à croire que l’ACC est sur le point de perdre la partie. En plus des retards dans le développement du complexe, l’organisme n’est plus capable de soutenir ses activités ni de payer ses employés. L’école de théâtre de l’ACC, qui a été jusqu’en 1995 l’activité centrale de l’organisation, a été remise sur les rails cette année. « On n’a plus de ressources, mais il fallait faire quelque chose pour tenter de redynamiser le Centre » dit l’un des animateurs, Prince Massingham, qui n’a pas reçu de salaire depuis mai dernier. Sept étudiants suivent les cours à temps plein.
Pourtant, l’ACC comptait plus d’une trentaine d’employés rémunérés au début des années 1990. Entre dix et vingt étudiants graduaient chaque année du Centre for Research and Training in African Theater (CRTAT), le programme d’étude en théâtre de trois ans mis en place par l’organisation. Membre de la première cohorte de finissants du CRTAT, le cinéaste Ramadan Suleman dont le deuxième long métrage, Lettre d’amour zoulou, a été présenté au dernier Festival de films de Toronto, est on ne peut plus flatteur sur la formation reçue : « L’ACC a été mon acte fondateur, il m’a inculqué un esprit critique qui m’a nourri en tant qu’artiste et en tant que personne ; il a défini qui je suis. »
L’ACC n’est pas la seule organisation culturelle impliquée dans la lutte anti-apartheid à tirer le diable par la queue depuis la libération. Le spécialiste des organisations David Coplan donne l’exemple du groupe Musical Action for People in Progress de Cape Town qui a dû cesser ses activités en 1996 lorsque son partenaire suédois a coupé les vivres. « [À partir de 1994], il est devenu de plus en plus difficile pour ces ONG de convaincre les instances subventionnaires que leur action était toujours prioritaire », dit le professeur d’anthropologie à l’Université du Witwatersrand.
S’il était crucial, avant 1994, de soutenir les cultures locales réprimées par le régime ségrégationniste, il n’en va plus de même une fois les objectifs principaux de la libération satisfaits et la répression disparue, dit le professeur d’histoire de l’art à l’Université du Witwatersrand, Colin Richards, qui reconnaît cependant que l’apartheid, au plan culturel, n’est pas chose du passé et que certaines des conditions matérielles qui ont donné naissance à ces organisations existent encore. Selon David Coplan, le fait qu’il est devenu légitime pour les partenaires financiers de s’associer à des institutions qui offrent une plus grande visibilité comme le gouvernement et les universités n’est pas non plus sans nuire aux ONG culturelles.
Benji Francis, qui a vu ses plus importants bailleurs de fonds se défiler entre 1994 et 1995, s’en prend surtout au manque de vision du gouvernement et du National Arts Council of South Africa (NACSA) pour expliquer le déclin de son organisation. « Depuis la création NACSA [en 1997], on a reçu des grenailles pour subvention et on nous demande de respecter nos engagements » se plaint le directeur-fondateur de l’ACC.
Au NACSA, on rétorque que Benji Francis refuse d’établir des partenariats avec d’autres organisations et de prendre part aux événements culturels existants. « L’ACC est resté campé sur ses positions ; il est aujourd’hui pris au piège par sa propre histoire et refuse de voir au-delà de la lutte pour la libération » dit l’un des membres du bureau des arts et du développement au NACSA, Funiwe Kubalo.
De l’avis de Clifford Charles, qui a œuvré au sein de l’ACC de 1982 à 1995, les activistes de l’ACC ont toujours tenté de donner à leurs pairs les outils pour se prendre en main, que ce soit sous l’apartheid ou après la libération. « La simple reconnaissance de droits ne suffit pas pour libérer les gens au plan psychologique » dit l’artiste-peintre. C’est ainsi, par exemple, qu’entre cinq et dix animateurs culturels de l’ACC ont parcouru les townships du milieu des années 1980 au milieu des années 1990 pour développer, par le théâtre, le regard critique et les habiletés expressives de jeunes adultes, raconte Prince Massingham qui a quitté une première fois l’organisation lorsque, faute de fonds, celle-ci a mis un terme au programme.
À l’époque de l’apartheid, l’ACC se réclamait des valeurs plus radicales du « black consciousness » et du théâtre de la libération brésilien. Au menu des acteurs et dramaturges du CRTAT, il y avait les pièces du kenyien Ngugi wa Thiongo et de l’Allemand Bertold Brecht ainsi que les écrits de Paolo Freire et Frantz Fanon. « Puisqu’on avait pas d’endroit assez sûr pour conserver ces œuvres à l’abri de la police, on les cachait dans mon casier à l’université ! » dit Clifford Charles, l’un des rares étudiants noirs à fréquenter le programme d’art de l’Université du Witwatersrand dans les années 1980.
Au dire de Benji Francis, l’ACC voulait transmettre aux jeunes des « habiletés révolutionnaires qui s’expriment au moyen du stylo plutôt que du fusil ». Pour les agents du Special Branch (mieux connu sous le nom de Security Branch), cela ne rendait pas l’organisation moins suspecte.
En 1982, ce département de police nationale a obligé l’ACC à changer le nom de son école. Jugé trop subversif par les autorités, l’Action Centre est alors devenu le CRTAT. En 1984, le même service a forcé la fermeture, moins d’un an après sa création, du Dhlomo Theater, premier théâtre noir d’Afrique du Sud, qui a été fondé par Benji Francis et d’anciens élèves de l’ACC. « Au début des années 1980, ma maison faisait l’objet d’une surveillance quotidienne par des agents du Security Branch » dit Benji Francis qui estime avoir été arrêté et détenu une dizaine de fois entre 1969 et 1989.
Au milieu des années 1980, Jallitha Jawa, une artiste-peintre alors en visite à l’ACC, revenait d’une représentation d’une pièce du CRTAT à Soweto. Elle était dans une voiture avec deux activistes de l’ACC, dont Clifford Charles, lorsque deux policiers blancs armés se sont lancés à leur poursuite. « Dans le labyrinthe des rues [du township], on a réussi à leur échapper », se rappelle la Sud-africaine d’origine qui s’était expatriée à Londres au début des années 1970. La pièce intitulée Jika Jika Jive portait sur les luttes ouvrières et la corruption des leaders en Afrique du Sud.
À l’époque, il était de coutume pour l’ACC et son école de jouer au local de l’organisation, puis dans des églises, hôtels ou bars des townships. « Pour présenter les pièces dans les centres communautaires [des townships], il aurait alors fallu soumettre le script à la police », dit Clifford Charles. De toute façon, pour des raisons de sécurité, les pièces, créées à l’occasion d’ateliers, n’étaient jamais écrites. Et de larges murales de papier, que les activistes ne déroulaient qu’au moment de la représentation, faisaient office de décor.
C’est à partir des années 1990 que l’ACC s’est donné pour mission de développer la créativité des enfants. Les ateliers d’art du samedi, qui proposent en plus des ateliers d’art visuel, des ateliers de musique et de théâtre ainsi que des cours de communication, ont rajeuni leur clientèle. Entre 1995 et 1996, le Musée des enfants a même accueilli une prématernelle.
Ce virage jeunesse s’imposait à l’époque par la libération aussi inévitable qu’imminente, selon Benji Francis. « Avec la fin de l’apartheid, les enfants allaient devenir les vecteurs du développement social. » Pour Prince Massingham, des raisons financières ne sont pas étrangères à cette nouvelle orientation. La plupart des subventions obtenues par l’ACC après 1994 étaient destinées à des projets pour enfants. En témoignent les gouaches aussi naïves que géantes affichées sur les murs des locaux de l’ACC, et un miniature du township fabriqué en matière recyclée et étalée sur le plancher.
C’est d’ailleurs à la faveur d’un projet sur les droits des enfants financé par l’UNICEF que Prince Massingham est retourné à l’ACC en 2001. À l’époque, l’animateur culturel, alité, se mourrait du sida : « Benji (Francis) est venu me visiter et m’a envoyé consulter un médecin. Il m’a ensuite offert un poste à l’ACC. » L’homme dans la quarantaine qui a participé en tant qu’étudiant aux ateliers du samedi, gradué du CRTAT et travaillé à l’ACC pendant plus dix ans, s’apprête à quitter de nouveau l’ACC : « Il faut bien que je subvienne aux besoins de ma famille et que je paie les honoraires du médecin ».