Bashir Lazhar, c’est le professeur remplaçant. Un immigrant parmi tant d’autres. Celui que vous ne voyez pas. D’ailleurs, même si vous l’aperceviez, par un incroyable hasard, vous l’oublieriez aussitôt. Bashir Lazhar, c’est un Arabe qui ne croit pas en Dieu. Un Arabe qui a peur des extrémistes. Un Arabe qui lit Honoré de Balzac à des élèves québécois. Si discret, si humain, si étranger, qu’il n’a pas de place pour exister. Bashir Lazhar a échappé à la guerre civile en Algérie, sans se douter que la vie allait le broyer quand même. Comme elle a broyé son petit commerce, son pays, sa famille. Rideau.
Seul sur la scène, comme dans la vie, le personnage de Bashir Lazahr renvoie à une figure très présente dans la littérature arabe contemporaine : celle de l’homme de bonne volonté, confronté à une société profondément inhumaine. On pense au roman Le comité, de l’Égyptien Ibrahim Sonallah. Ou encore à Pays de nuit, de l’Irakien Janane Jassem Hillawi. Et le jeu subtil du comédien Denis Gravereaux contribue encore à donner du relief à ce perdant magnifique. À ce survivant qui sait qu’on ne revoit jamais les gens qui meurent, parce que « la mort n’a pas de prix de consolation ».
Ceux qui sont familiers avec le théâtre d’Évelyne de la Chenelière retrouveront dans Bashir Lazhar plusieurs traits caractéristiques. À commencer par une tendresse et un souci du détail qui rendent le propos parfaitement authentique, même lorsqu’on bascule en plein drame. Au moment de prendre les présences, le professeur Bashir Lazhar arrive à écrire d’un trait « Abdelmalek Merbah », mais il a du mal à épeler « Camille Soucy ». De même, il n’en finit pas de s’étonner des particularités du système scolaire québécois qui accorde une large place au vécu et à l’expression de l’élève du moment que cela ne prête guère à conséquence.
Le hasard, qui fait toujours bien les choses, paraît-il, a voulu que la pièce Bashir Lazhar prenne l’affiche au beau milieu de la controverse sur les accommodements raisonnables. Du coup, certains critiques ont voulu y voir beaucoup de choses. À commencer par des messages qui n’y figuraient pas. Contre toute attente, Bashir Lazhar a parfois été présenté comme une pièce de théâtre engagée. Presque un manifeste politique. Sachant que la pièce a été écrite avant les attentats du 11 septembre 2001, certains y ont même décelé des images prophétiques !
Évelyne de la Chenelière admet que ce tapage médiatique suscite chez elle des sentiments partagés. « Je pourrais me réjouir, parce que cela aide beaucoup d’un point de vue promotionnel. Mais je trouve cela un peu troublant. Il faut être prudent avec ce que l’on fait dire à une pièce. En l’écrivant, j’étais consciente de sa dimension politique. Mais ce n’est pas une pièce qui dénonce à gros traits. Surtout pas un pamphlet. Pour moi, c’est une fable qui a une portée beaucoup plus large que les accommodements raisonnables [ou même les ratés du système scolaire]. Ce qui est dur, c’est qu’on finit par avoir le sentiment de ne pas avoir été compris. »
Le Théâtre d’aujourd’hui a pris l’initiative d’organiser une courte discussion avec les spectateurs au terme de chaque représentation. Ce qui a permis de constater que Bashir Lazhar attire un public qui dépasse les seuls habitués du théâtre. « Que cela nous plaise ou non, il faut bien admettre que le théâtre, c’est un peu un art élitiste, confie Évelyne de la Chenelière. Ça devient même un peu essoufflant. Parfois, on est frappé par le sentiment d’être un peu futile. Mais avec Bashir Lazhar, c’est tout le contraire. Je suis émue de voir toutes sortes de gens discuter après le spectacle. Des gens qui ne se seraient probablement jamais adressé la parole en d’autres circonstances. »
« On me parle beaucoup de la dignité de Bashir Lazhar, explique-t-elle. Les spectateurs apprécient beaucoup sa retenue, sa pudeur. » De fait, même au bord de l’abîme, après avoir tout perdu, Bashir Lazhar n’abandonne jamais sa proverbiale humanité. La haine lui semble étrangère, au point où ses moments de révolte ressemblent davantage à des bouteilles lancées dans l’univers. « Je demande au Grand Patron une petite révision, s’écrit-il à la fin. S’il pouvait revoir sa décision de m’enlever ce que j’ai de plus précieux au monde, ce me serait bien utile pour fonctionner dans la vie. Je sais que la queue est longue au bureau des plaintes, mais tout de même, s’il pouvait me rendre ma famille, je lui ferais une publicité extraordinaire. »
Et le mot de la fin appartient à une élève nommée Alice, dont la conclusion résume avec la précision d’une lame de rasoir le drame de Bashir Lazhar. « L’estime de soi d’un remplaçant, c’est fragile, parce qu’à force de remplacer les autres, c’est dur de prendre sa place dans la vie. »