Turquie

L’affaire Orhan Pamuk

lundi 27 février 2006, par Fred A. REED

Coup de théâtre - aussi attendu qu’espéré - à Istanbul. Devant la vague d’indignation internationale, le procureur d’État a décidé de laisser tomber la poursuite de l’écrivain turc Orhan Pamuk. Son procès, qui devait commencer début février, n’aura finalement pas lieu. Il s’agit non seulement d’une victoire pour la liberté d’examiner l’histoire d’un œil critique, mais aussi d’un revers cinglant pour les tenants de la main dure en Turquie.

Auteur de romans denses, percutants et provocants - Mon nom est rouge, Le livre noir et, dernièrement, Neige - , M. Pamuk aurait, selon l’acte d’accusation, « insulté » l’État turc en déclarant à un journal suisse : « Trente mille Kurdes et un million d’Arméniens ont été tués dans ces terres. »

Insulte gravissime, en effet. En Turquie, même à la veille de son entrée appréhendée dans l’Union Européenne, certaines vérités n’ont toujours pas droit de cité. Les massacres d’Arméniens opérés par le régime du Comité de l’Union et du Progrès (les « Jeunes Turcs »), qui dirigeait l’Empire Ottoman pendant la Première Guerre Mondiale, ainsi que la guerre sale menée par le régime d’Ankara pendant les années 1980 et 1990 contre l’insurrection du Parti des travailleurs Kurdes (PKK), ont bel et bien eu lieu. N’empêche qu’en vertu du credo nationaliste turc, ils demeurent tabous.

Si l’enjeu fondamental de l’affaire Pamuk était le droit de parole et la vérité historique, dans sa foulée, bien d’autres questions ont été soulevées.

On est habitué à voir les régimes intégristes, comme celui de l’Iran voisin, bafouer systématiquement de tels droits fondamentaux. Or, en Turquie, c’était un État laïc et anti-religieux qui s’acharnait non seulement contre un écrivain de renommée mondiale, mais contre des journalistes, des éditeurs et même des chanteurs populaires. Certains de ceux-là, ne disposant pas d’appuis puissants à l’étranger, risquent d’en écoper.

La Turquie n’en est pas à un paradoxe près. Ainsi, par un retournement inédit, cet écrivain de gauche s’est retrouvé, l’espace d’un procès avorté, allié de circonstance de ces jeunes femmes refoulées des universités et de la fonction publique parce qu’elles portent le foulard. C’était comme si M. Pamuk s’était fait rattraper par sa propre création : l’histoire de ces jeunes femmes se trouve au centre de la trame narrative de Neige.

Le non-lieu du procès Pamuk constitue aussi une victoire importante pour le premier ministre turc, M. Recep Tayyip Erdogan.

Aux yeux de ce que les Turcs appellent « l’État profond » (les forces armées, les services de renseignement, la bureaucratie, la justice, les grands médias, l’éducation), les principes du républicanisme et de la laïcité purs et durs ne doivent souffrir aucune contestation. La laïcité à la turque est, fait-on savoir, intégrale, totale, taillée d’une seule pièce. Elle posséderait, du même coup, le monopole de la vérité historique et du pouvoir de l’imposer.

Le cas Pamuk s’inscrit donc dans une dynamique qui déborde largement un individu, aussi célèbre soit-il. Il s’inscrit plutôt dans une campagne visant à déstabiliser le gouvernement de M. Erdogan, premier chef de gouvernement turc à ne pas appartenir à la classe politique, et musulman modéré par-dessus le marché.

Il y a quatre mois, les ultra-nationalistes des Loups gris ont manifesté devant le siège du Patriarcat orthodoxe d’Istanbul, y brûlant en effigie le Patriarche Bartholomeos. M. Erdogan avait, auparavant, évoqué la normalisation des rapports entre l’Église orthodoxe, héritière de Byzance, et l’État. On comprenait que les manifestants visaient, par un Patriarche interposé, le gouvernement lui-même et son projet de respect des minorités culturelles et religieuses, nombreuses en Turquie.

Et, au mois de décembre, des incidents brumeux ont secoué le pays kurde, suite à la découverte de l’implication de membres des services de sécurité dans un acte de « terrorisme » près de la frontière iranienne.
Pourquoi vouloir déstabiliser un gouvernement avec de fortes assises populaires, qui a redressé l’économie turque et qui œuvre avec vigueur pour accroître et défendre la démocratie ? L’État profond, lui, serait persuadé que l’entrée de la Turquie en Europe sonnerait le glas des privilèges exorbitants dont il jouit. Les mœurs européennes s’accordent mal, en fait, avec une armée qui se considère comme l’unique dépositaire de l’intérêt national, et qui l’a toujours incarné à force de coups d’État et de répression.

Le procès est survenu aussi dans une conjoncture critique sur la scène internationale. Lors d’une récente visite en Turquie, le chef de la CIA, M. Porter Goss, aurait demandé au gouvernement turc de participer, avec Israël, à une attaque « préventive » contre la République islamique d’Iran, qui devait avoir lieu ce printemps.

On sait qu’en février 2003, avant le déclenchement de l’invasion de l’Irak par Washington et Londres, le parlement turc a refusé aux forces armées américaines le droit de passage. Le geste ne fut guère apprécié par la Maison Blanche. Le régime Bush entend, cette fois-ci, créer un rapport de forces tel, que le gouvernement de M. Erdorgan se trouverait coincé entre le marteau et l’enclume.

Ce sera pour une autre fois. Au moment où les menaces de guerre pèsent sur le Moyen-Orient, le gouvernement turc a su éviter un écueil majeur.

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