L’abstentionnisme sacrilège

lundi 27 février 2006, par Francis Dupuis-Déri

« Ce n’est pas très édifiant », jugeait Bernard Derome sur les ondes de Radio-Canada en discutant du taux d’abstention aux élections fédérales. Près de 40 % des personnes inscrites sur les listes électorales n’ont pas daigné voter lors de certains scrutins. Les abstentionnistes forment donc régulièrement la faction majoritaire. Voter, répète-t-on pourtant, serait l’ultime « devoir du citoyen ». Pour accentuer la culpabilité des abstentionnistes, on leur rappelle que des gens sont morts - et ont tué - pour obtenir le droit de vote. Un argument creux. Toutes les causes politiques ont su convaincre des partisans de sacrifier leur vie, dont la lutte contre l’élargissement du droit de vote. Affirmer que l’abstention mine la légitimité de l’État n’est pas plus convainquant, puisque malgré l’abstentionnisme massif, le gouvernement continue de se déclarer autorité suprême et légitime, représentant de toute la nation et lui impose ses lois et décrets, signe en son nom des traités, etc.

Renversons le problème et questionnons la rationalité du vote. Vote-t-on pour se draper d’une image respectable ? Pour savourer l’illusion que notre vote a une réelle incidence ? Parce qu’un leader charismatique nous séduit ? Ou parce que l’État nous apprend à voter dès l’enfance ? La Direction générale des élections (DGE), au Québec, travaille en effet en collaboration avec le ministère de l’Éducation pour offrir du matériel pour les élections des conseils d’élèves, y compris des urnes officielles, un Guide de l’électeur et de l’électrice du conseil d’élèves, et des manuels explicatifs et historiques pour le corps enseignant. L’analyse de ces documents révèle une volonté explicite de nous former à voter dès notre enfance. Le discours au sujet des élections des conseils d’élèves fonctionne en trois temps : (1) convaincre l’élève que « l’électeur est l’acteur central du système électoral » ; (2) former l’élève à voter (l’élection d’un conseil est « une activité de formation ») ; (3) développer le respect des institutions (« amener l’élève à respecter [...] les principes de la démocratie »). Cette « formation » politique passe à la trappe du silence la simple vérité que c’est l’élu qui gouverne l’électeur, bien impuissant entre deux élections. C’est le philosophe Jean-Jacques Rousseau qui notait, dans Du contrat social, qu’un peuple qui vote « pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » Sont également passées à la trappe de l’oubli les autres formes d’action politique : prise de parole publique, pétition, boycott, lobbying, débrayage, mobilisation de mouvements sociaux, etc. Quand des élèves s’organisent pour contester un enseignant ou la direction, c’est considéré comme un manque de respect à l’autorité plutôt que de l’autoformation politique. Cette « formation » évacue enfin des conceptions plus participatives de la démocratie. Pourquoi les élèves doivent-ils se choisir des représentants, alors que leur nombre restreint par classe permettrait, par exemple, un apprentissage de la démocratie directe ?

Un slogan officiel affirme « Je pense, donc je vote ! », comme si l’abstention relevait de l’absence de pensée. Il y a pourtant de bonnes raisons de ne pas voter. Aucun parti ne représente notre sensibilité. Notre parti ou candidat favori n’a aucune chance de l’emporter. Un individu a moins de chance d’influencer le résultat final par son vote que de gagner le gros lot de Loto-Québec ! Sébastien Dubé, qui prépare une thèse de doctorat sur le sujet en science politique, à l’Université de Montréal, conclue d’ailleurs que l’abstention, « c’est la faute des politiciens. L’offre des partis et le comportement de certains politiciens donnent à plusieurs de bonnes raisons » de ne pas voter (cité dans Forum). Au-delà du sacrilège abstentionniste, ce qui est affligeant, c’est peut-être l’effort déployé pour culpabiliser les abstentionnistes et pour entretenir le mythe sacré du pouvoir de l’électeur. Ou encore notre difficulté à penser notre pouvoir politique autrement que sous la forme d’un X. Ou enfin le refus des politiciens de considérer la signification démocratique de l’abstention, et de gouverner sans broncher. Plutôt que de condamner sans nuance l’abstentionnisme, ne devrait-on pas en réfléchir le sens politique ? Ne devrions-nous pas supposer que certaines personnes se disent, et peut-être avec raison : « Je pense, donc je m’abstiens ! »

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