L’Ouzbékistan : un pays dans la tourmente

dimanche 29 mai 2005, par Jean-François GAGNÉ

Les récents événements à Andijan, une des principales villes de la Vallée de Ferghana en Ouzbékistan, s’inscrivent dans un contexte où les habitants de la région ont été systématiquement marginalisés par le gouvernement. Cette exclusion sociale sera-t-elle le point d’ancrage d’une autre révolution ou, pire, d’une guerre civile ? Un tel dénouement est difficile à prévoir. Toutefois, il est clair que le président Karimov est responsable de la tourmente actuelle.

La Vallée de Ferghana est peuplée principalement de paysans cultivant le coton et de marchands itinérants dépendant du commerce transfrontalier. Vivant déjà dans une situation extrêmement précaire, les paysans et marchands de la Vallée subissent les politiques du gouvernement Karimov qui ont poussé ces derniers dans une misère abjecte. À titre d’exemple, le gouvernement a adopté, en 2003, une résolution qui stipulait que toute vente de biens au détail devait être faite par un commerce possédant une adresse fixe et une caisse enregistreuse. Or, les bazars sont légion et peu de marchands peuvent remplir ces conditions. Le gouvernement a également imposé de nouvelles contraintes, comme l’augmentation des tarifs aux importations. Quant à la situation des paysans, elle n’est guère plus reluisante. Le gouvernement refuse de privatiser les terres agricoles pour conserver son emprise sur ce secteur d’activité. C’est lui qui choisit le type de culture des paysans - en l’occurrence, le coton - et qui les force à vendre leur production à un prix nettement inférieur à celui du marché aux sociétés d’État, qui accumulent les arriérés de paiements à leur égard. Qui plus est, les paysans doivent acheter l’équipement et le matériel agricoles au prix du marché. S’ils ne paient pas, le gouvernement saisi leurs biens.

Les Ferghanis sont également exclus des postes d’influence dans l’administration publique, alors qu’eux seuls permettent une véritable ascension sociale. S’appuyant sur un système clientéliste, le gouvernement Karimov octroie arbitrairement les postes-clés aux trois factions rivales : celle des Sambuhs, à laquelle le président appartient, celle des Tachkentis et celle des Suhqashs. Néanmoins, Karimov veille à ce qu’une rotation périodique du personnel s’effectue afin d’éviter qu’une personne ou qu’un groupe n’accumule trop de capital politique. Les Ferghanis, quant à eux, sont systématiquement écartés des postes de leadership. En dernière instance, cette redistribution permet à Karimov d’asseoir son autorité dans la majeure partie du pays, sauf dans la Vallée de Ferghana.

Enfin, les Ferghanis sont les premières victimes de la violence politique, violence que le gouvernement justifie par la nécessité d’éradiquer la menace islamiste. Cette rhétorique a permis au gouvernement d’emprisonner la majorité des opposants politiques. Elle est fondée sur une conjoncture permettant la déformation de la réalité par le gouvernement. D’abord, près de 90 % de la population ouzbèke est musulmane. Ensuite, la majorité des sympathisants d’organisations islamistes se trouve dans la Vallée de Ferghana. Enfin, plusieurs opposants politiques au régime proviennent de cette région. Toutefois, les opposants politiques ne sont pas nécessairement membres d’organisations islamiques, tout comme les musulmans ne sont pas nécessairement des fondamentalistes.

En somme, les Ferghanis sont les enfants pauvres de la région. Absents du gouvernement et point de mire de la répression du régime Karimov, ils pourraient considérer qu’ils n’ont plus rien à perdre et être prêts à payer de leur vie le droit d’être entendus.

Un avenir incertain

Dans quelle mesure la marginalisation des Ferghanis est-elle le présage d’une déstabilisation violente et permet-elle d’expliquer les récents événements ?
L’emprisonnement de 23 hommes d’affaires de la Vallée de Ferghana, événement qui a été l’élément déclencheur de l’assaut contre les édifices gouvernementaux et des manifestations pacifiques, est relié à l’autoritarisme du régime Karimov. Ces hommes d’affaires musulmans ont été jugés coupables, sans véritables preuves, d’avoir appartenu à un groupuscule de l’organisation islamiste Hizb-ut-Tharir et de fomenter le renversement du régime Karimov. Ces hommes prospères sont propriétaires de plusieurs manufactures et emploient, à Andijan, des milliers de personnes, qui vont se retrouver dans la rue. De plus, ce sont des personnages influents dans leur communauté en raison de leur implication dans des activités caritatives. Ils ont un capital politique considérable d’où la nécessité, pour le gouvernement, de les neutraliser.

Les atrocités commises par les forces de sécurité, qui ont fait feu à Andijan sur des manifestants et tué plus de 500 personnes, femmes et enfants inclus, et les tentatives du gouvernement pour étouffer l’affaire témoignent également du totalitarisme du régime Karimov. Les cadavres des enfants et des femmes ont littéralement disparu. Les manifestants ayant supposément ouvert le feu sur les forces de sécurité n’avaient aucune arme. Les blessés ont été exécutés sur place par les policiers. Tous ces faits sont démentis par les autorités, mais confirmés par plusieurs témoins oculaires.

Il serait cependant précipité de croire que les récents événements sont le signe avant-coureur d’une révolution ou d’une guerre civile. Ce n’est pas la première fois que des affrontements violents entre des manifestants et des forces de sécurité ont lieu en Ouzbékistan. De plus, les manifestations n’ont pas été organisées par des opposants politiques mais par les familles des prisonniers, auxquelles se sont greffés des passants qui voulaient dénoncer les injustices commises à leur égard. Sans oublier que le régime de terreur du gouvernement Karimov effraie la grande majorité de la population qui, silencieuse, pourrait à nouveau se replier sur elle-même. Mais pour combien de temps encore ? Cela dépendra vraisemblablement de la stratégie des leaders de l’opposition, qui tentent de sortir de l’ombre au risque de leur vie, et de la décision d’un peuple de se battre pour sa survie ou d’assister silencieusement à son agonie.

En fait, le procès inique des hommes d’affaires aurait dû être celui du président. Au banc des accusés, ce dernier aurait été jugé coupable du viol des droits les plus fondamentaux ; sentence que la communauté internationale semble réticente à prononcer en dépit d’une réalité incontournable : le président Karimov hypothèque l’avenir d’une génération désillusionnée.


L’auteur est chercheur à l’Observatoire international de géopolitique et à la Chaire Raoul-Dandurand en Études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM.

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