Dans les rues de la capitale, la pauvreté est manifeste. La classe moyenne s’appauvrit et les plus démunis s’enlisent dans une misère profonde. Achevé en 2001, SOS à Téhéran, de la cinéaste Sou Abadi, brosse le portrait d’une société en mutation qui galère entre le chômage, la pauvreté et les interdits. Un pays en pleine crise économique où se confrontent sans cesse tradition et modernité.
Le Téhéran qu’elle met en scène n’est pas celui des clichés. La réalisatrice iranienne, qui vit aujourd’hui à Paris, choisit plutôt de braquer la caméra là où d’autres n’osent pas s’aventurer. Là où des hommes, et surtout des femmes, livrent leurs confidences et font état de leur détresse. Le regard posé par Abadi n’est jamais agressif, mais toujours sensible aux indices les plus révélateurs de l’Iran actuel.
Pendant cinq mois, elle s’est infiltrée dans le quotidien des Iraniens, à la manière du cinéma-vérité, pour rejoindre les lieux de confession : un centre d’écoute et d’aide psychologique, une agence matrimoniale ultraconservatrice, le comité de l’Imam mis sur pied par l’Ayatollah Khomeiny (fondateur de la République islamiste en 1979) afin de venir en aide aux laissés-pour-compte, le programme de planification familiale obligatoire du ministère de la Santé, une thérapie de groupe dirigée par le Dr Majd, psychanalyste des riches Téhéranais.
Au sein de ces différents milieux surgissent les contradictions du pays. Comment vit-on en Iran aujour-d’hui ? Pour y répondre, ce documentaire propose un inventaire complet de la société iranienne : riches, pauvres, diplômés, illettrés, pieux ou athées, mariés ou célibataires.
Une révolution manquée
Plus de 20 ans se sont écoulés depuis le renversement du Chah, souverain de l’Iran jusqu’à la fin des années 70. Les générations pour qui la révolution représentait des idéaux nourris d’égalitarisme, de tiers-mondisme et d’antiaméricanisme, ont vu, un après l’autre, leurs rêves s’effondrer. Contraire à ses objectifs premiers de donner le pouvoir au peuple, la révolution a plutôt réduit la dynamique politique et stigmatisé toute opposition comme une remise en cause de l’islam.
Mais pourquoi les fruits de cette révolution sont-ils aussi amers ? Le 1er avril 1979, la République islamique est proclamée par référendum populaire. « J’avais 10 ou 12 ans, se rappelle la réalisatrice. La question était très mal posée. Tout le monde le reconnaissait. Jusqu’ici, les intellectuels, surtout de la gauche et de l’extrême-gauche, s’étaient ralliés à Khomeiny contre le Chah. Voter non, c’etait donc cautionner le régime du Chah. Dans mon entourage, ma mère était l’une des seules à s’être abstenue. »
Assez rapidement, le nouveau régime a dévoilé ses couleurs. « Petit à petit, on s’est attaqué à chacun des groupes protestataires en procédant systématiquement à une dénonciation publique, par la télévision, pour ainsi discréditer et humilier l’opposition. Très peu de gens ont réussi à fuir. Plutôt que de se réunir, le mouvement de résistance s’est alors scindé et a été complètement anéanti », raconte la cinéaste.
Puis, il y a eu la guerre avec l’Irak, entre 1981 et 1988. « Khomeiny a su jouer la carte nationaliste : en tant qu’Iranien, on avait le devoir de se défendre. Dans un premier temps, on devait repousser les Irakiens aux frontières. Ensuite, il fallait glorifier l’islam hors des limites géographiques de l’Iran. »
Un nouveau vent souffle sur l’Iran
En 1997, l’élection du président Khatami, avec 70 % des voix, entraîne le pays dans une nouvelle phase de son histoire. Les espoirs sont grands. Mais, en dépit de la bataille engagée entre les réformateurs et les conservateurs, la mainmise du clergé sur les principaux leviers du pouvoir bloque toute réforme. « Malgré une volonté de tourner la page sur la révolution de 1979, Khatami ne pourra rien changer, explique Sou Abadi. Étant lui-même un homme du système, il ne veut pas s’opposer à la Constitution. »
Puis, elle tempête contre cette diaspora iranienne, notamment celle de Toronto qui, formant l’immense partie des tenants de la rente pétrolière, exerce une mainmise sur la politique du pays et agit comme garante de la tradition.
La réalisatrice s’insurge aussi contre ces cinéastes qui se muent en artistes apathiques, se réfugiant dans l’esthétisme pour mieux répondre aux attentes de l’Occident. « Autrefois, on fabriquait des tapis destinés à l’exportation. On se demandait : "quelles sont les couleurs que veut l’Occident ? Du bleu, alors on leur donnera du bleu". Aujourd’hui, ces mêmes artisans de tapis font du cinéma en se pliant aux exigences de la critique et en tournant le dos aux problèmes criants de leur société. »
Néanmoins, des mouvements politiques et sociaux apparus récemment ne cessent de s’enhardir. L’année passée, les manifestations contre la condamnation à mort de Hachem Aghajari, un universitaire réformateur qui avait remis en cause le droit du clergé conservateur chiite à diriger le pays, ont clairement démontré le désir de toute une génération de secouer l’ordre établi.
Vis-à-vis l’échec du projet révolutionnaire et malgré les résultats mitigés des réformateurs, SOS à Téhéran confirme l’intensité et l’urgence de ce désir de changement qui, aujour-d’hui, traverse l’ensemble de la société iranienne. On y décèle les signes avant-coureurs d’une nouvelle révolution, celle-ci menée par les femmes, les jeunes et les intellectuels. Une révolution dans la révolution.