L’Égypte sur la brèche

mardi 26 octobre 2004, par S. VICTOR

Depuis quelques années, douze millions de paysans sans terre sont venus s’entasser dans les bidonvilles qui encerclent la capitale égyptienne et les autres grandes villes du pays. Déjà que Le Caire comptait plus de dix millions d’habitants, on imagine l’engorgement, la pression, les tensions et toutes les dérives que cela peut provoquer.

L’exode rural résulte en bonne partie des réformes « suggérées » par le Fonds monétaire international (FMI) depuis le début des années 90, et qui ont accentué la concentration foncière. « C’est une sorte de latino-américanisation accélérée du monde rural », explique Farida al-Nakash, militante du Rassemblement unioniste progressiste (Tagamu), le plus grand parti de la gauche égyptienne.

En ville, la pauvreté s’aggravant, il y a de plus en plus d’enfants des rues et de mendiants. Pour absorber la masse de nouveaux arrivés, il faudrait que le taux de croissance économique annuel dépasse les 7 %, mais il n’atteint même pas 3,5 %. Depuis 1981, les salaires n’ont cessé de diminuer considérablement.

Effritement

Malgré cela, le FMI continue d’inciter le gouvernement à accélérer les réformes. D’où des pressions du fonds pour que le gouvernement égyptien arrête de subventionner le prix du pain (ce que le gouvernement égyptien refuse jusqu’à présent). Évidemment, « ces politiques accentuent le problème, y compris pour une classe moyenne qui se retrouve le dos au mur », souligne Farida al-Nakash. Pendant ce temps, ces politiques ne permettent pas pour autant de moderniser l`économie égyptienne. Au contraire, selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, les investissements étrangers en Égypte sont en baisse depuis 2002.

Malgré les faits, on s’entête : ouverture des marchés, libéralisation financière, facilitation de l’investissement étranger, dérégulation, diminution des taxes, austérité fiscale, privatisation, taux d’intérêt élevés et flexibilité croissante pour le marché du travail. 172 entreprises publiques doivent prochainement être privatisées, dont plusieurs sont pourtant très rentables. Pour le professeur d’économie Gouda Abdel-Khalek, cela est contraire au bon sens :
« L’expérience démontre que seuls les pays qui contrôlent leur développement avancent, comme la Chine et l’Inde. » Pour sa part, l’économiste, Salah al-Amrousi, estime que l’ouverture aux marchés internationaux crée des problèmes supplémentaires dans certains secteurs industriels où les firmes nationales ne peuvent compétitionner avec les importations à bas prix. C’est le cas du textile par exemple.

Une dynastie Moubarak ?

À côté des problèmes économiques, l’Égypte se fragilise sur le plan démocratique. Les organisations et partis de gauche sont étroitement surveillés. L’opposition islamiste est violemment réprimée, même ceux qui n’ont rien à voir avec les groupes les plus extrémistes.

Récemment, le gouvernement suédois a protesté contre les mauvais traitements infligés à deux personnes possédant la double nationalité suédoise et égyptienne, Ahmed Agiza et Mohammed al-Zari. Le premier a été condamné à quinze ans de travaux forcés dans le cadre d’un procès qualifié d’« injuste » par Kenneth Roth, directeur de Human Rigths Watch : « L’Égypte est atteinte d’une épidémie de torture. Mais au lieu de constater la crise, le gouvernement actuel s’affaire à enterrer ces crimes. »

Cette question est d’autant plus dramatique que le gouvernement a récemment fermé un centre médical dédié à la réhabilitation des victimes de la torture, l’Institut el-Nadim, dirigé par une femme médecin, Aida Seif el-Dawla. Depuis plus de 30 ans, le pays est régi par l’état d’urgence qui permet les arrestations arbitraires et la détention sans procès pour une durée indéfinie. Les mauvais traitements infligés aux détenus sont monnaie courante dans les postes de police et les centres de détention.

Entre-temps, le président Hosni Moubarak s’apprête à passer la main en 2005 à son fils Gamal, un ex-banquier qualifié de « moderniste » dans les médias. Le Parti démocratique nationale (PDN), au pouvoir depuis plus de 50 ans, est inamovible. Il contrôle 85 % des sièges du Parlement que tout le monde, y compris les supporteurs du régime, qualifie de « Parlement-oui-chef ». Dans un document présenté fin septembre, Gamal Moubarak promet cependant de faire respecter les droits humains, notamment en établissant une commission nationale. Il s’engage aussi à abolir les tribunaux de sécurité et les travaux forcés, tout en permettant aux citoyens de constituer des partis politiques avec moins d’interférence de l’État. Enfin, une commission électorale indépendante serait mise en place, ce qui, en apparence, serait une amélioration importante par rapport à un processus électoral actuel étroitement contrôlé par le pouvoir.

Mais pour les partis d’opposition, la modernisation du système politique est vouée à l’échec si cela n’inclut pas des changements constitutionnels garantissant réellement les droits humains et politiques.
Actuellement, le président n’est pas élu mais nommé par deux tiers des parlementaires, puis confirmé par référendum. « En réalité, affirme le professeur Amr Hamzawi de l’Université du Caire, le PDN n’est pas prêt à abandonner le monopole du pouvoir ». Le terrain politique légal est encore plus fermé du fait de la dynamique régionale, fortement aggravée depuis le 11 septembre 2001. « Par définition, ajoute Farida al-Nakash, toute personne en désaccord avec le régime est un terroriste en puissance, quelle que soit son idéologie et son programme. Être dans l’opposition est un crime. » Entre-temps, la répression qui frappe surtout les islamistes ne réussit pas à empêcher les actes terroristes, comme l’illustre les terribles attentats du centre touristique de Taba en octobre.

Micro-espaces

« L’opinion publique est survoltée, avertit Farida al-Nakash. À chaque jour, dans les villages éloignés, les télévisions satellitaires comme al-Jazzira diffusent les images de soldats américains en Irak qui tirent, torturent, détruisent. » Mais al-Jazzira secoue aussi la cage en rapportant la malgestion des gouvernements arabes. Une double frustration contradictoire qui pourrait devenir explosive. « Nous ne sommes pas vraiment mieux organisés, commente la militante, mais nous sommes plus informés et plus conscients. »

Entre temps, si le verrouillage est quasi total au niveau politique, des initiatives sociales et communautaires prolifèrent, sous la surveillance étroite de la police. Mais même s’il veut tout contrôler, le gouvernement ne peut quand même pas tout interdire et partout, des gens s’organisent pour survivre, pour se créer un petit boulot, pour subvenir aux carences de l’État. Dans ces interstices du pouvoir s’ouvrent de micros espaces qui pourraient devenir des outils pour canaliser les revendications populaires.

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