En janvier 1990, un sondage réalisé par la National Geographic Society révélait que seulement 40 % des citoyens de l’Union soviétique arrivaient à situer l’Afghanistan sur une carte du monde. À première vue, cette ignorance semblait difficile à expliquer. Quelques mois auparavant, en février 1989, l’Armée rouge avait évacué l’Afghanistan au terme d’une terrible guerre de 10 ans. Personne ne pouvait l’ignorer. L’Empire soviétique avait laissé pas moins de 14 000 soldats dans l’aventure. Sans parler de 75 000 blessés. Du côté afghan, l’ampleur du désastre laissait pantois : 1,2 millions de morts, dont 80 % parmi la population civile.
À l’époque, il était courant d’imputer l’ignorance des Soviétiques au contrôle de l’information exercé par le gouvernement de l’URSS. Après tout, l’Union soviétique était une dictature, « l’empire du mal », selon le président Ronald Reagan. Heureusement, croyait-on un peu naïvement à l’époque, ce genre de choses ne pouvait pas se produire chez nous, en Occident. Jamais nos gouvernements ne pourraient faire la guerre à l’autre bout du monde dans l’ignorance ou dans l’indifférence quasi générale. Le vaste mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam n’était pas si loin, après tout.
Dix-sept ans plus tard, un étrange retournement des choses s’est produit. Selon un sondage réalisé en 2002 par la National Geographic Society, à peine 14 % des Canadiens âgés de 18 à 25 ans arrivent à localiser l’Afghanistan sur la carte du monde... Et c’est au tour de l’armée canadienne de guerroyer en Afghanistan. Évidemment, les soldats canadiens ne sont pas ceux de l’Armée rouge. Pas plus que le Canada ne peut être associé à l’URSS. Mais il nous semble que cette ignorance transmet un signal inquiétant sur l’état de santé de notre démocratie.
Le fait qu’on puisse faire le même constat chez les autres pays membres de l’OTAN ne constitue pas une consolation. À peine 12 % des jeunes Américains, 20 % des Britanniques et 22 % des Français parviennent à situer l’Afghanistan sur une carte. Finalement, avec le recul, les résultats obtenus par les Soviétiques en 1990 n’étaient peut-être pas si mauvais, après tout.
Au début des années 1980, le célèbre correspondant de guerre britannique Robert Fisk s’était retrouvé au sein d’un convoi de l’armée soviétique immobilisé sous le feu des moudjahidines afghans. À un certain moment, alors qu’il était caché derrière un énorme camion de ravitaillement, pour échapper aux balles et aux éclats d’obus de mortier, un soldat soviétique s’était approché de lui. Son visage était rongé par la peur. Son expression trahissait l’incompréhension : « Ils tuent des Russes ici, alors que nous sommes venus leur construire des écoles. Pourquoi ? », avait-il demandé.
C’est un peu en songeant au désarroi de ce soldat soviétique que nous avons préparé ce numéro spécial, intitulé L’Afghanistan pour les nuls. Certains déploreront de ne pas y retrouver de grandes analyses géopolitiques. D’autres diront qu’on peut faire dire n’importe quoi aux statistiques et que la réalité d’un pays dépasse les chiffres ou les tableaux. Il nous semblait pourtant que l’assemblage de ces données de base sur l’Afghanistan pouvait servir de point de départ à ceux qui veulent se familiariser avec le conflit en cours. D’autant plus que les vies de milliers de soldats canadiens et de millions d’Afghans se trouvent aujourd’hui dans la balance...
Il y a quelques mois, le magazine Mother Jones s’interrogeait sur les raisons de l’ignorance des Américains par rapport à l’Irak. Le mensuel en cherchait l’une des causes du côté du dépérissement du 4e pouvoir [les médias]. Évoquant les coupures délirantes effectuées dans la salle des nouvelles du Los Angeles Times, jadis une véritable référence, Mother Jones concluait : « Pour atteindre un rendement supérieur au 20% que lui procure annuellement le Times, le propriétaire du journal, Tribune Co, [vient] d’annoncer une nouvelle ronde de licenciements. Afin de se justifier, la maison-mère a mentionné au passage, le plus naturellement du monde, que les reportages nationaux et internationaux constituaient une chose secondaire, dans un journal, de nos jours. »
Cette fois, nous n’aurons pas la naïveté de croire que ce genre de raisonnement étroit ne pourrait pas se retrouver chez nous.
Bonne lecture !
– 1. Présentation
– 2. La guerre
– 3. L’opium
– 4. Un peu d’histoire
– 5. Témoignages
– 6. Glossaire