Kony 2012 ou la légitimation de la gendarmerie humanitaire

jeudi 15 mars 2012, par Bérénice Edima


Je suis Africaine et j’aimerais apporter ici mon point de vue sur un sujet brûlant de l’actualité : Kony 2012.

Mettre les choses en contexte

Avant toute chose, j’aimerais vous inviter à mieux comprendre les éventuelles implications d’une intervention militaire occidentale en terre africaine, qui n’est jamais fortuite. À moins d’une redéfinition de la notion de pouvoir qui partirait véritablement du peuple et non des pouvoirs financiers, Invisible Children expose l’Ouganda à un cycle de violence dont il sortirait difficilement, et de jouer les gendarmes dans un pays souverain n’est pas nécessairement le rôle d’une organisation censée venir en aide aux enfants. Invisible Children encourage le faux principe de « guerre humanitaire », car Joseph Kony ne se rendra pas sans combattre et des civils seront tués par toutes les parties belligérantes.

Je n’ai pas étudié en profondeur la situation socio-politique en Ouganda, mais une chose est sûre : les réalités africaines sont les mêmes en plus d’être interconnectées. Vous devriez regarder les documentaires du réalisateur français Patrick Benquet, Françafrique : La raison d’Etat et Françafrique : L’argent roi. L’initiative est courageuse et louable bien que certains éléments puissent être remis en question, mais ces documents renseignent efficacement sur les véritables implications d’une intervention militaire en Afrique, car ce sont les populations qui finissent par payer au prix fort chaque munition utilisée pour supposément les « libérer ».

Invisible Children : Du marketing sentimentaliste à la gendarmerie humanitaire

J’ai donc regardé cette fameuse vidéo dont tout le monde parle et bien que n’ayant pas été surprise de son contenu ni de la façon dont le sujet est traité, j’ai cependant trouvé regrettable qu’en 2012, les jeunes gens aussi se servent de la sempiternelle image misérabiliste de l’Afrique pour se créer une conscience, ce qui n’est pas mauvais en soit. Ce qui l’est, c’est de s’embarquer dans quelque chose qu’on ne connait pas. À titre d’exemple, l’Ouganda est un pays de l’Afrique de l’Est et non de l’Afrique centrale, comme répétitivement déclaré dans le documentaire…

Je ne dis pas que les faits relatés sont faux, je dis simplement qu’il est trop facile de présenter le méchant Joseph Kony comme le criminel le plus dangereux au monde quand on sait les dégâts humains et matériels que font les différentes forces armées occidentales en Afrique et dans ce qu’on appelle à tort le « tiers-monde ». La guerre n’est pas que militaire, elle est aussi et surtout économique, et cette guerre-là tue plus que Joseph Kony et tous les « méchants dictateurs » réunis. L’interventionnisme militaire occidental complète la castration économique des pays dits « sous-développés ». À lire : « De la Françafrique à la Mafiafrique » de François-Xavier Verschave.

Kony 2012 ou le stéréotype d’une Afrique fatalement miséreuse

Récemment, je commentais un texte sur les stéréotypes et je m’appesantissais sur le traitement des minorités (in)visibles dans les médias occidentaux et nous y voilà une fois de plus en mars 2012, version HD. Au risque de paraître redondante, l’Afrique n’est pas toujours celle que l’on vous montre dans les médias. J’y ai vécu plusieurs décennies, j’y vais régulièrement et j’y retournerai d’ici quelque temps, parce qu’on y vit aussi bien. Bien qu’il y ait des problèmes comme partout ailleurs, c’est un continent magnifique où l’on vit heureux avec le peu qu’on a. De plus, les atrocités qui s’y commettent par une poignée de hors-la-loi, relayés par des médias qui trouvent la violence payante, perpétuent cette image du Noir désespérément violent, sauvage, incapable d’humanité et d’autogestion. Dans l’histoire, les seuls récits gréco-romains sont riches en dépeçages en tous genres. Devrais-je évoquer ici l’horreur de la guillotine, de la chaise électrique ou de la crucifixion ? Ceci pour dire que la bêtise humaine est partout, pas qu’en Afrique.

Apprentis « justiciers » d’une dangereuse naïveté ou nouveaux promoteurs de la violence humanitaire ?

Il serait trop long de m’appesantir ici sur les tenants et les aboutissants de cette propagande plus ou moins humanitaire d’Invisible Children, j’aimerais toutefois soulever quelques points :

 L’Afrique ne produit aucune arme, d’où Kony se fournit-il en armes et avec quel argent fonctionne-t-il ? Les seuls rackets de villageois pauvres ne peuvent lui assurer la prospérité qu’il connaitrait.

 S’il faut arrêter Kony, j’espère qu’un « cas de force majeure » n’entraînera pas sa mort et qu’on le capturera vivant, ce qui m’étonnerait beaucoup car dans la vidéo, le Prix Nobel de la Paix Barack Obama promet à Invisible Children « l’élimination du champ de bataille » de Joseph Kony. Drôle de méthode pour un pays dit des « droits de l’homme », qui refuse aux criminels le droit de subir un procès en bonne et due forme et les préfère morts plutôt que vivants. A-t-on intérêt à les faire taire à jamais ?

 Luis Moreno Ocampo, procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI) interviewé dans le documentaire, est un bien curieux personnage qui sert une justice de circonstance, en faveur des agresseurs de l’Afrique. Notons que la CPI qui est censée enquêter sur les injustices commises partout dans le monde, n’a visiblement trouvé des criminels qu’en Afrique, alors que George Bush, père et fils, dont les responsabilités dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan ne font l’ombre d’aucun doute, ne sont pas inquiétés. Qui paiera pour les centaines de milliers de victimes civiles occasionnées par les interventions « salvatrices » des coalisés ? Les guerres du Vietnam, du Golfe, d’Irak, d’Afghanistan, du Darfour et autres, menées par « l’axe du bien » ont toujours fait d’innombrables victimes civiles, pour supposément venir à bout d’un seul homme. Ces « missions de sauvetage », généralement « au nom de la paix et de la démocratie » ont toujours fait plus de mal que de bien à des populations qui ne se sont toujours pas remises du passage des forces armées les plus dévastatrices du monde, avec des machines à tuer toujours plus perfectionnées dont on attend évidemment les résultats escomptés : la mort, le plus possible. Ces guerres qui tuent des civils au nom de la protection de civils sont par principe insensées et leurs responsables doivent être traduits en justice. Mais quelle justice ? La CPI est-elle vraiment légitime ? Quelle est cette justice à deux vitesses ? À voir :CPI - Luis Moreno Ocampo sur Al Jazeera.

 L’on en appelle désespérément à une intervention de l’armée américaine en Ouganda pour rajouter aux milliers et milliers de soldats étrangers en Afrique. Les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne y ont de nombreuses bases militaires, toutes situées à des emplacements stratégiques. À titres d’exemples : The U.S. Africa Command (AFRICOM), la force militaire étasunienne en Afrique, augmente ses effectifs à mesure que sa concurrence avec la Chine s’intensifie. L’on peut également citer la Côte d’Ivoire, où l’ONU compte actuellement plus de 10 000 soldats en plus des effectifs de l’armée française, baptisés Force Licorne, qui en 2004 atteignaient 5000 hommes. On appelle cela un territoire sous occupation. Toujours en Côte d’Ivoire, l’ONU y a ouvertement aidé la rébellion à attaquer un chef d’état en fonction, Laurent Gbagbo, dans un pays supposément souverain, sous le prétexte d’un différend postélectoral. Le chef de cette rébellion, dont tout le monde sait qu’elle a fait des dizaines de milliers de victimes depuis une décennie, est au pouvoir grâce à la coalition armée ONU-France-rebelles. Gbagbo est actuellement en prison à la Haye, tandis que le chef déclaré de la rébellion, Alassane Dramane Ouattara, pur produit du FMI et des cercles du pouvoir « mafiafricains », reçoit les félicitations de puissances occidentales qui l’ont intronisé président au prix de moult victimes civiles, de déluges de bombes et d’embargos sur les médicaments, entre autres. N’est-ce pas paradoxal ?

En conclusion

In fine, l’interventionnisme militaire, politique et économique occidental en Afrique ne fait qu’exacerber des tensions pourtant gérables. Si l’organisme Invisible Children parvient à faire envoyer des militaires coalisés en Ouganda, à moins d’une soudaine et miraculeuse reconversion de ces derniers en véritables agents de paix, l’ONG risque d’être à l’origine d’une nouvelle tragédie en Afrique et implique de jeunes naïfs dans le cercle vicieux de la violence. Ils aideraient mieux l’Afrique en dénonçant les actions de leurs gouvernements dans ces pays plutôt que de promouvoir la violence comme seul moyen de faire régner la justice. Si cette méthode marchait, on le saurait. Elle ne marche pas, alors changeons de copie et commençons par interroger les gouvernements sur leurs responsabilités dans les conflits en cours, comme l’ont fait François-Xavier Verschave, ancien directeur de l’ONG française Survie, dans l’ouvrage que je vous recommande fortement« De la Françafrique à la Mafiafrique », ou encore Patrick Benquet avecFrançafrique : La raison d’Etat et Françafrique : L’argent roi.

Crédits photo : Vera Kratochvil

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