Katrina ou le phénomène des justiciers à outrance aux USA

jeudi 29 septembre 2005, par Jeremy SCAHILL

Les hommes de Blackwater, aux États-Unis, sont arrivés à la Nouvelle-Orléans juste après Katrina. L’entreprise, reconnue pour son travail de sécurité privée auprès des principaux diplomates américains en Irak a battu le gouvernement fédéral et la plupart des organismes d’aide. Environ 150 hommes de Blackwater armés jusqu’aux dents et vêtus de tenues de combat complètes se sont mêlés au chaos en Nouvelle-Orléans. Officiellement, l’entreprise a prétendu que ses forces s’étaient « jointes à l’effort d’aide en lien avec l’ouragan ». Pourtant, sur le terrain, ses hommes racontaient une toute autre histoire.

Nouvelle-Orléans - Certains ont patrouillé les rues en VUS avec vitres teintées arborant à l’arrière le logo de Blackwater ; d’autres ont sillonné le quartier français dans des véhicules banalisés sans plaque d’immatriculation. Ils se sont rassemblés au coin des rues St-James et Bourbon, devant un bar appelé le 711, là où Blackwater s’était improvisé un quartier général. D’un balcon situé au-dessus du bar, plusieurs employés de Blackwater ont vidé ce qui semblait être l’appartement d’une personne. Du balcon, ils ont lancé des matelas, des vêtements, des chaussures et autres objets ménagers à la rue. Ils ont ensuite drapé le garde-corps du balcon d’un drapeau américain. Plus d’une douzaine de troupes de la 82e division aéroportée se tenaient en formation dans la rue à observer ce qui se passait.

Justiciers

Des hommes armés entraient et sortaient de l’édifice alors que certains racontaient leurs expériences passées en Irak. « J’ai travaillé au sein de l’équipe de sécurité de Bremer et de Negroponte », a affirmé un des hommes de Blackwater, faisant référence à l’ancien chef de l’occupation américaine, Paul Bremer, et à l’ancien ambassadeur américain en Irak, John Negroponte. Un autre s’est plaint, en discutant sur son téléphone cellulaire, qu’il n’obtenait que 350 dollars US par jour, plus une allocation quotidienne : « Lorsqu’on m’a parlé de la Nouvelle-Orléans, j’ai demandé “C’est dans quel pays ?” » Il portait son identification d’entreprise autour du cou dans un étui sur lequel était imprimé « Operation Iraqi Freedom ».

Au cours d’une conversation d’une heure, quatre employés de Blackwater ont affirmé que leur travail en Nouvelle-Orléans consistait à « assurer la sécurité des quartiers » et à « confronter les criminels ». Ils portaient tous des armes automatiques et avaient des pistolets attachés aux jambes. Leurs gilets pare-balles étaient tous couverts de pochettes contenant des munitions supplémentaires.

Lorsque questionné à savoir de qui ils relevaient, un des employés a affirmé : « Nous sommes sous contrat avec le Département de la sécurité intérieure. » Il a également affirmé : « Nous avons le droit de procéder à des arrestations et d’utiliser une force mortelle, si nous le jugeons nécessaire. » L’homme a ensuite montré l’insigne du respect de la loi de la Louisiane qu’il portait autour du cou. Porte-parole de Blackwater, Anne Duke, a aussi déclaré que l’entreprise détenait une lettre des représentants de la Louisiane, autorisant ses hommes à porter des armes chargées.

« Ce phénomène du justicier met en évidence l’effondrement absolu du gouvernement », affirme Michael Ratner, président du Center for Constitutional Rights. « Ces forces de sécurité privées se sont comportées de façon brutale en Irak, et ce, en toute impunité. Il est résolument effrayant et peut-être même illégal de les voir aujourd’hui dans les rues de la Nouvelle-Orléans. »
Blackwater n’est pas seule. Alors que les dirigeants d’entreprises et les représentants du gouvernement discutent ouvertement du changement de démographie de ce qui a été une des villes les plus vivantes culturellement en Amérique, des mercenaires de compagnies telles DynCorp, Intercon, American Security Group, Blackhawk, Wackenhut et d’une entreprise israélienne appelée Instinctive Shooting International (ISI) se disséminent pour protéger des entreprises et des maisons, ainsi que des institutions et projets gouvernementaux. Dans les deux semaines qui ont suivi l’ouragan, le nombre d’entreprises de sécurité privées enregistrées en Louisiane est passé de 185 à 235. Certaines - comme Blackwater - sont sous contrat fédéral. D’autres ont été embauchées par des membres de l’élite fortunée, comme F. Patrick Quinn III, qui utilise des services de sécurité privés pour protéger son domaine d’une valeur de 3 millions de dollars US et ses hôtels de luxe que le gouvernement fédéral entend utiliser, en vertu d’un contrat très lucratif, pour loger les travailleurs de la Federal Emergency Management Agency (FEMA).
Blackwater est sous contrat fédéral pour fournir 164 gardes armés aux projets de reconstruction de la FEMA en Louisiane. Ce contrat a été annoncé quelques jours après que le porte-parole du Département de la sécurité intérieure, Russ Knocke, ait affirmé au Washington Post qu’il ne connaissait aucun plan fédéral visant l’embauche de Blackwater ou de toute autre firme de sécurité privée. « Nous croyons détenir le bon mélange de personnel d’application de la loi pour que le gouvernement fédéral puisse satisfaire aux exigences de la sécurité publique », a-t-il affirmé. Avant l’annonce du contrat, les hommes de Blackwater m’ont affirmé qu’ils étaient déjà sous contrat avec le Département de la sécurité intérieure et qu’ils dormaient dans des camps mis sur pied par l’organisme fédéral.

Quelques dons

Le succès de Blackwater pour l’obtention de contrats fédéraux pourrait bien s’expliquer par des contributions importantes et des liens familiaux avec le GOP (Republican National Committee). Selon les registres électoraux, le président directeur général et cofondateur de Blackwater, le milliardaire Erik Prince, a donné des dizaines de milliers de dollars aux républicains, y compris plus de 80 000 dollars US au Comité national républicain au cours du mois précédant la victoire de Bush en 2000. En juin dernier, il a donné 2 100 dollars US pour la campagne de réélection du sénateur Rick Santorum. Il a également fait des dons au leader de la majorité de la Maison, Tom DeLay et à quelques autres candidats républicains, y compris Bush et Cheney en 2004. Alors qu’il était jeune homme, M. Prince a fait un stage avec le président George H. W. Bush.

M. Prince, un chrétien loyal de droite, est issu d’une puissante famille républicaine du Michigan. D’ailleurs, son père Edgar était un ami proche de l’ancien candidat présidentiel républicain et leader du mouvement pro-vie, Gary Bauer. En 1988, le père Prince a aidé Bauer à lancer le Family Research Council. La sœur d’Erik Prince, Betsy, a déjà été présidente du Parti républicain du Michigan et est mariée à Rick DeVos dont le père, le milliardaire Richard DeVos, est le cofondateur d’Amway, importante entreprise bienfaitrice des républicains. Un autre fondateur de Blackwater, son président Gary Jackson, est également un important donateur des campagnes républicaines.

Après la mise à mort de quatre mercenaires de Blackwater à Faluja, en Irak en mars 2004, Erik Prince a embauché le Alexander Strategy Group. À la mi-novembre, l’entreprise signalait une croissance de 60 %. En février 2005, l’entreprise a embauché, à titre de vice-président, l’ambassadeur Cofer Black, ancien coordonnateur de la lutte contre le terrorisme du Département d’État et ancien directeur du centre de contre-terrorisme de la CIA. Alors que l’ouragan frappait, l’entreprise parente de Blackwater, le Prince Group, nommait Joseph Schmitz, qui venait de démissionner de son poste d’inspecteur général du Pentagone, à titre de directeur de l’exploitation et d’avocat général du groupe.
Tout en soignant les connexions politiques de l’entreprise, Prince a défendu une plus grande utilisation de la sécurité privée dans les opérations d’envergure internationale, affirmant, plus tôt cette année, lors d’un symposium de la National Defense Industrial Association, que des firmes comme la sienne étaient plus efficaces que l’armée. En mai, M. Jackson de Blackwater a témoigné devant le Congrès dans le but d’obtenir de lucratifs contrats auprès du Départment de la sécurité intérieure visant à former 2 000 nouveaux agents de patrouille frontalière, affirmant que Blackwater comprenait « la valeur que le gouvernement accorde à un guichet unique ». Alors que le président Bush qui se sert du désastre de Katrina pour tenter d’abroger le Posse Comitatus Act (qui interdit à l’armée américaine de procéder à des arrestations relevant de la police sur le territoire américain), Blackwater ainsi que d’autres entreprises de sécurité privées initient clairement une poussée pour installer leurs paramilitaires sur le territoire américain. Comme l’a affirmé l’un des mercenaires de Blackwater, « Il s’agit d’une tendance. Vous allez bientôt voir bien plus d’hommes comme nous dans des situations comme celle-ci. »


Cet article a d’abord été publié, dans sa version longue, dans le magazine The Nation.

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