Conçue durant la période coloniale comme une zone tampon, entre la péninsule arabique et le Proche-Orient, devant isoler les turbulents Irakiens et les non moins problématiques Palestiniens, la Jordanie a toujours souffert d’une certaine artificialité. Cette situation est exacerbée du fait que la majorité de la population jordanienne est en réalité palestinienne à 60 %, depuis l’exode de 1948 et celui de 1967. Sans pétrole ni autres ressources importantes, le territoire concédé par les Britanniques à la monarchie hachémite est donc resté fragile.
Une dictature « efficace »
En dépit de ces turbulences, la Jordanie a acquis la réputation d’être une dictature « efficace », très liée aux États-Unis et à Israël, ayant pour but non seulement de policer les Palestiniens, mais aussi de constituer une base de déstabilisation contre les régimes baassistes de l’Irak et de la Syrie. Jusque dans les années 1980, le roi Hussein prétendait parler au nom des Palestiniens dans le cadre de divers plans israéliens pour se donner un rôle important dans la gestion de la crise.
Le roi Hussein, qui savait utiliser les occasions, devint également un grand allié de la dictature irakienne lors de la guerre de Saddam Hussein contre l’Iran. Mais en 1987, le régime subit un choc. La première Intifada démontrait à la face du monde que les Palestiniens n’entendaient pas se résigner à l’occupation ni accepter le joug du roi. Peu après, celui-ci eut l’intelligence d’abandonner ses velléités concernant la Cisjordanie.
Une libéralisation sous influence
La Jordanie des années 1990 s’est retrouvée relativement marginalisée, ayant épuisé son rôle d’« intermédiaire » obligé des Palestiniens. La première guerre contre l’Irak en 1991 est alors venue compliquer les choses. La très grande majorité des Jordaniens étant contre l’invasion américaine, le régime d’Hussein a dû manœuvrer pour ne pas offusquer ses protecteurs américains. Néanmoins, les ressacs ont été dramatiques. Après la défaite de Saddam, des centaines de milliers de Palestiniens étaient expulsés du Koweït et des autres pétromonarchies du Golfe.
N’ayant pas la possibilité de revenir chez eux, la plupart a abouti en Jordanie en créant une grande pression sur les infrastructures déjà déficientes du pays. Entre-temps, les pays du Golfe coupaient les fonds, pour « punir » la Jordanie d’avoir été aux côtés de Saddam. Pour faire contrepoids à cette évolution, le roi Hussein a alors entrepris une libéralisation relative. Parfois qualifié de « démocrature » par ses adversaires nationalistes ou de gauche, le régime a permis une certaine ouverture politique. Les partis d’opposition ont été légalisés, des élections ont eu lieu, la presse et les associations ont pu fonctionner avec une marge de manœuvre étroitement contrôlée par les redoutables moukhabarates. Les partis islamistes ont pour leur part connu une progression importante, en sachant qu’ils ne devaient pas franchir les « lignes rouges » établies par le roi, comme d’oser gagner les élections ! On avait l’impression que la monarchie allait avec cette évolution réussir à naviguer dans les eaux troubles du Moyen-Orient.
La crise économique et sociale
Mais au tournant des années 1990, les tensions politiques se sont surtout ravivées sous la forme d’une crise latente au niveau social. L’absence d’investissements s’est traduite par une montée rapide du chômage qui touche le tiers de la population. Des régions périphériques ont été durement touchées par les mesures d’austérité budgétaire que le gouvernement a décrétées sous l’influence du Fonds monétaire international (FMI). Des turbulences ont éclaté au sein de la population jordanienne « de souche », prenant la forme d’émeutes de la faim dans plusieurs villes secondaires comme Ma’an, Karak et Zarqa.
Quant aux Palestiniens généralement exclus de la fonction publique et surtout de l’armée, la majorité s’est retrouvée dans la pauvreté. Pendant ce temps, la détérioration de la situation en Cisjordanie et à Gaza a créé de nouvelles pressions. Les frontières entre Israël et la Jordanie ont été fermées à plusieurs reprises, ce qui a eu des effets très déstabilisateurs pour l’économie jordanienne. Après le déclenchement de la deuxième Intifada, la Jordanie est devenue avec les territoires occupés un espace sinistré sur le plan économique. Et la disparition d’Hussein en 1999 a été un coup dur contre un régime très identifié au roi qui avait su doser répression et cooptation d’une manière assez habile.
La guerre contre l’Irak
En 2003, avec la nouvelle guerre américaine contre l’Irak, la Jordanie se retrouve à nouveau coincée. Incapable d’appuyer Washington ouvertement, Amman devient cependant une plaque tournante pour les opérations militaires clandestines des États-Unis. La capitale jordanienne est aussi une sorte d’avant-poste politique et logistique pour préparer et mettre en place les conditions d’une occupation de longue durée.
Cette guerre étant vue par les néoconservateurs de Washington comme la première étape d’une grande stratégie pour remodeler l’ensemble de la région, l’élimination de Saddam doit ouvrir la porte au « nettoyage » des régimes récalcitrants en Syrie et en Iran, et même à la marginalisation des pétromonarchies instables du Golfe. Abdullah II, le nouveau roi de Jordanie, comprend son intérêt dans cette évolution et pense que la dynastie hachémite peut se donner un nouveau souffle comme allié stratégique des États-Unis.
L’impasse actuelle
Presque trois ans plus tard, c’est l’enlisement. Les néoconservateurs sont en déclin, Washington se cherche une porte de sortie permettant de sauver les apparences. L’Irak est à feu et à sang. Les Jordaniens et les Palestiniens sont sans illusion devant les manœuvres israélo-américaines en Palestine et dont le but est d’imposer la consolidation de l’occupation, particulièrement en Cisjordanie. Le régime iranien, au cœur de l’Axe du mal décrété par Washington, continue sa fronde.
Dès lors, la monarchie jordanienne est fragilisée. Et en dépit de l’efficacité des moukhabarates, elle ne réussit pas à contrôler la dégradation de la situation. En exécutant une véritable boucherie dans les hôtels à Amman, le chef d’Al-Qaïda dans la région, Abou Moussab Zarkaoui, envoie un double message : contre la collaboration de la Jordanie avec les États-Unis, et contre le régime jordanien lui-même.
Entre-temps, Abdallah s’apprête à verrouiller encore plus la société. Ce qui inquiète les associations de défense des droits de la personne qui estiment que les nouvelles mesures répressives vont davantage nuire à l’opposition libérale et aux médias qu’à Al-Qaïda. Certes, à court terme, la situation va demeurer sous contrôle. Mais il ne faudrait pas s’y tromper. Les foules qui étaient dans les rues d’Amman pour dénoncer les terroristes seront encore plus nombreuses pour célébrer un retrait honteux des forces américaines en Irak, ou encore pour fêter la défaite d’Ariel Sharon. La colère est immense et annonce les tempêtes de demain.