Avec une majorité absolue de 54 % des suffrages, nul ne peut nier le triomphe d’Evo Morales à l’élection présidentielle du 18 décembre dernier. La victoire de l’Indien aymara-quéchua a laissé la droite pantoise. Elle prévoyait qu’Evo Morales serait élu avec une majorité simple, laissant au Parlement la liberté de nommer à la présidence l’un ou l’autre de ses adversaires. Mauvais calcul. Car à travers les nombreux soubresauts de la vie politique bolivienne des dernières années, la classe politique traditionnelle a perdu la confiance des Boliviens.
La victoire d’Evo Morales s’inscrit dans une série de luttes populaires menées au cours des cinq dernières années. La « guerre de l’eau », lancée à Cochabamba en avril 2000, a menée à l’expulsion du consortium dirigée par Bechtel, qui avait quadruplé les tarifs en quelques semaines. Les cocaleros (cultivateurs de la coca), dont Morales a été l’un des dirigeants, se sont massivement soulevés pour combattre la politique de « tolérance zéro » imposée par la diplomatie américaine aux gouvernements précédents. Leur mobilisation conjointe avec les mouvements autochtones et ouvriers (principalement la Centrale ouvrière bolivienne) a mené aux renvois des présidents Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003 et de Carlos Mesa en juin dernier. Les soulèvements populaires ont, de plus, forcé la tenue d’un référendum où le peuple Bolivien s’est largement prononcé en faveur de la nationalisation des hydrocarbures - la Bolivie possède les deuxièmes réserves de gaz du continent, après le Venezuela.
La fin du colonialisme
Le sens que les autochtones ont donné à cette élection est crucial. Plusieurs intellectuels ont déclaré que la « fin du colonialisme est arrivée ». Même les voix dissidentes au sein du mouvement autochtone s’accordent sur ce point. Felipe Quispe, leader du Mouvement indien Pachakutik (MIP), a déclaré que « l’élection de Morales va changer radicalement la manière de gouverner ». Pour la population pauvre et autochtone, Evo Morales constitue un espoir, dans un pays où le racisme a confiné les autochtones à l’exclusion politique, économique et sociale.
« En Evo, je mets tous mes espoirs. Il faut que l’injustice se termine, nous avons le droit de vivre une vie comme les autres », déclarait le jour des élections une autochtone d’El Alto au micro de la radio Erbol. Confirmant ce désir, Morales affirmait qu’il ne décevrait pas ses concitoyens : « Par ce vote massif, c’est le peuple qui s’est exprimé. Nous avons l’appui et la force de ce peuple qui veut vivre avec justice. Ce n’est pas Evo Morales qui sera le gouvernement, ce sera vous tous. Le mouvement autochtone ne sera pas basé sur l’exclusion, mais sur l’inclusion. À partir de maintenant, nous allons en finir avec le mépris et la xénophobie. »
Toutefois, l’appui accordé par un mouvement populaire fortement hétérogène ne sera pas gage de la stabilité politique des mois à venir. Sceptiques, certaines organisations ont tardé à se ranger derrière le MAS et son dirigeant. Les déclarations de Morales sur la « nationalisation responsable » des ressources ont inquiété Oscar Olivera, de la Coordination de l’eau de Cochabamba, qui a tardé à donner son appui au MAS. La Centrale ouvrière bolivienne (COB), après avoir appelé ses membres à s’opposer à la candidature de Morales, a parlé d’un « appui critique », à quelques jours des élections seulement. Felipe Quispe, du MIP, s’est même porté candidat à la présidence, affirmant qu’il n’apporterait son appui à Morales qu’au second tour, « par solidarité autochtone ».
Ultimatum
La stabilité politique des prochains mois reposera donc sur le respect des promesses faites à ce mouvement populaire. Déjà, la COB, la Fédération des paysans de la Bolivie et les regroupements d’El Alto ont donné à Morales un ultimatum de quatre-vingt-dix jours pour apporter une solution à l’épineuse question des ressources naturelles. Les revenus de l’État bolivien devront servir à financer les importants programmes sociaux promis par Morales lors de sa campagne électorale : la redistribution des terres, un nouveau système de sécurité sociale, notamment en santé, la transformation du système d’éducation, et un plan de développement productif basé sur la réciprocité et la complémentarité économique à l’échelle nationale.
Des projets de loi devront également être élaborés afin de transformer le fonctionnement de l’État bolivien, longtemps contrôlé par les élites blanches du pays : la loi contre la corruption et l’impunité, ainsi qu’un plan de décentralisation visant à accorder aux régions un pouvoir de décision politique et administratif. Mais, surtout, la tenue d’une assemblée constituante, longtemps réclamée lors des soulèvements populaires, devra rassembler les nations autochtones et tous les secteurs sociaux afin de jeter les bases du nouvel État bolivien.
À défaut de livrer la marchandise, le gouvernement Morales risque le même sort que les gouvernements antérieurs.
État sous surveillance
Le vote massif en faveur du MAS est également le résultat du ras-le-bol de la classe moyenne et d’une certaine bourgeoise, lasses de la corruption des politiciens traditionnels. Néanmoins, le gouvernement Morales n’aura pas la tâche facile. Les groupes sécessionnistes des provinces de Santa Cruz et Tarija, où se trouvent les riches réserves de gaz, n’entendent pas partager aisément avec les secteurs plus pauvres du pays. Les mouvements « civiques » qui y ont vu le jour viendront certainement tourmenter le gouvernement Morales.
Avec le vent de gauche qui souffle sur l’Amérique du Sud, les pays voisins de la Bolivie se sont certes réjouis de l’élection d’Evo Morales. Les relations que le nouveau gouvernement entretiendra avec ces pays seront déterminantes pour l’évolution démocratique et politique de la Bolivie. En particulier ses relations avec le Brésil qui, à lui seul, correspond à 20 % du PIB bolivien et contrôle, par l’entremise de l’entreprise mixte Petrobras, 25 % des réserves de gaz du pays. La ville de São Paolo dépend énormément de la Bolivie pour son approvisionnement en énergie. Le gouvernement Lula, pour qui l’intégration énergétique avec la Bolivie est une priorité stratégique, verra-t-il d’un bon œil le programme de nationalisation des hydrocarbures à venir ? Ayant déclaré par le passé avoir « plus peur du Brésil que des États-Unis », Alvaro García Linera, élu vice-président en compagnie de Morales, affirmait en octobre dernier : « Nous espérons que lorsqu’il s’agira d’hydrocarbures, le gouvernement brésilien n’adoptera pas une attitude d’intervention ou de pression, mais bien qu’il acceptera la souveraineté bolivienne1. »
L’empressement de Morales à rendre visite à Fidel Castro et Hugo Chávez au lendemain de sa victoire ne lui a certes pas fait d’amis à Washington. Pas plus que sa déclaration « Yankee no, coca si !2 ». La Secrétaire d’État, Condolleza Rice, a d’ores et déjà affirmé sa volonté de « surveiller » l’évolution du processus démocratique. Pour l’instant, Evo Morales, longtemps considéré comme un « narcoterroriste » par le gouvernement américain, s’est contenté d’affirmer qu’il est disposé à s’asseoir avec les États-Unis et à tisser des relations basées sur le « respect du pays ». Reste à voir si les États-Unis auront la même attitude.