Billet

« Indigènes de la République »

jeudi 1er décembre 2005, par Monique CRINON

Paris ‑ Les émeutes des banlieues parisiennes ont tenu en haleine la police pendant plus de 15 jours. Elles ont touché l’ensemble du territoire français, ont procédé par auto-organisation, sans leaders ni revendications. Elles sont nées de la mort de Ziad Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans), de Clichy-sous-Bois, électrocutés en se réfugiant dans un transformateur à haute tension pour échapper aux policiers.

Les émeutiers sont jeunes. La grande majorité d’entre eux n’était jusque là pas fichée (c’est maintenant chose faite !), et ce sont souvent des élèves classés « moyens » qui savent cependant qu’ils ne bénéficieront pas de la logique d’exception des têtes de classe. En réalité, ces jeunes ont compris qu’ils ne peuvent pas croire dans les institutions de la République. Ils le savent d’expérience, car ils ont vu le déclassement et le mépris dont ont été victimes leurs parents. Ils savent que le rapport de force avec les institutions est perdu d’avance : « On est foutu, alors on va leur pourrir la vie ».

En réponse à cette situation, le gouvernement français a décidé d’exhumer une loi datant de 1955 (1) à laquelle ses prédécesseurs n’ont fait appel qu’en deux occasions : pendant la guerre d’Algérie et en Nouvelle-Calédonie. Il vient d’en prolonger la mise en application de trois mois. En ressortant une loi de l’époque coloniale, le signe politique du gouvernement est clair : ces territoires et leurs habitants ont un statut à part qui renvoie symboliquement à celui des populations vivant sous domination coloniale. Ils sont, somme toute, des « Indigènes de la République ».

Depuis des années, les habitants des quartiers populaires ‑ notamment les jeunes ‑ sont stigmatisés. Ceux issus de la colonisation sont construits en barbares et en délinquants. Les banlieues deviennent une problématique à part, dont on confie la gestion à la police et à la justice. Les quartiers populaires sont représentés comme les espaces de la « racaille » et comme territoires à reconquérir par la République. Le discours sur ces quartiers et leurs habitants est celui de l’autoritarisme et de la répression. Les violences policières sont le lot quotidien des jeunes. Essayez d’imaginer que votre enfant, parce qu’il est grand et blond, se fasse contrôler de façon musclée cinq ou six fois dans la même semaine ?!

L’État libéral s’est peu à peu désinvesti de ces « territoires ». Le tissu associatif et les acteurs de la société civile ont vu les aides publiques diminuer, et un nombre significatif d’entre eux ont dû déposer leur bilan ces trois dernières années. En fait d’intervention publique, c’est une politique publique sécuritaire qui a été développée au détriment des politiques de l’emploi, du logement et de l’insertion. D’ailleurs, l’actualité médiatique et politique est dominée depuis plusieurs années par une mise en scène de la peur : danger intégriste, affaire du foulard, discours sur l’insécurité.

En réalité, ces émeutes n’auraient dû surprendre personne, leurs causes sont profondes et anciennes. Cela fait 30 ans que les banlieues réclament justice : des années de révoltes, d’émeutes, de manifestations, de marches, de réunions publiques, de cris de colère et de revendications précises. Or, la gestion institutionnelle du marché du travail, des parcours scolaires, de l’accès à l’apprentissage et au logement est, en droit, égalitaire, mais en fait, ethnique et raciste. Le faciès, le nom et le quartier d’habitation sont les indicateurs d’exclusion ou d’inclusion, tout le monde le sait. La distorsion, entre les affirmations d’une république qui se revendique des Lumières et sa pratique réelle, est devenue insupportable.

Et la gauche ? Malheureusement ses réactions sont restées très en deçà de ce qu’on est en droit d’attendre d’elle. Le Parti socialiste (PS) a honteusement voté l’état d’urgence, les autres organisations semblent dépassées par la situation. Elles oscillent entre un discours parental (ce sont des enfants, il faut qu’ils rentrent à la maison et il faudrait aider leurs parents car ils ont du mal à éduquer leurs enfants), et le recours à une rhétorique générale sur la crise socio-économico-libérale.

Elles réagissent en reproduisant l’idée que ces territoires sont à part, tendant à réduire leur énergie à une situation qui ne trouve d’exutoire que dans la violence et le désespoir. Les jeunes ne feraient qu’exprimer une colère certes légitime, mais de façon irrationnelle. Sous-entendant ainsi que c’est à « nous » de leur apporter les instruments légitimes de lutte et d’expression politique, et reproduisant l’idée qu’il s’agit là de populations incapables d’articuler une pensée politique.

Plus grave, on observe au fil des jours l’emprise du déni, s’accordant pour dire que finalement le problème est d’abord social, escamotant ainsi les pratiques racistes institutionnelles de ce pays. En réalité, l’enjeu est d’arriver à articuler et à combattre deux types de domination : le capitalisme néolibéral et le racisme. Or, c’est bien par la collaboration avec les populations concernées qu’on arrivera à construire une convergence des luttes.


(1) La loi du 3 avril 1955 autorise des interdictions de séjour pour « toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics », des assignations à résidence pour « toute personne [...] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics », la fermeture des « lieux de réunion de toute nature » et l’interdiction des « réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ». Le gouvernement a même prévu des perquisitions de nuit. Il peut, en outre, faire « prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature », et donner compétence aux juridictions militaires en concurrence avec les juges ordinaires.

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