« Guerre de position » entre Washington et Téhéran

jeudi 28 avril 2005, par Fred A. REED, Pierre Beaudet

Pour les néoconservateurs de l’administration Bush, la présence militaire des États-Unis en Irak, en Afghanistan, en Arabie saoudite et ailleurs se veut la première phase d’une vaste « réingénierie » du Moyen-Orient, dans le but de mettre au pas des pays et des mouvements « récalcitrants », dont la Syrie et l’Iran. Sur le dossier iranien, Washington se trouve en porte-à-faux avec l’Europe. Aussi, le président Bush se fait conciliant en endossant les démarches européennes pour coopter le régime iranien et en ne s’opposant plus à l’intégration de l’Iran à l’Organisation mondiale du commerce. Est-ce que cette « carotte » sera assez alléchante pour faire capituler Téhéran devant la pax musclée ? Peu probable.

La mémoire iranienne est longue. L’affrontement irano-américain remonte aux années 1950, lorsque Washington s’acharnait à verrouiller le flanc sud de l’Union soviétique et également à consolider la mainmise américaine sur les riches ressources pétrolières de la région. La politique américaine voulait éviter que l’Iran et d’autres pays de la région ne deviennent trop indépendants.

Aussi en 1953, les États-Unis décidèrent de renverser par la force un leader nationaliste iranien qui venait de remporter les élections en nationalisant le pétrole. Le populaire Mohammad Mosadeq a ainsi été éliminé à la suite d’un violent coup d’État fomenté par la CIA qui réinstalla au pouvoir le shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi. Celui-ci devint le « gendarme régional » des États-Unis (contre l’Égypte, l’Irak, le Yémen) et le meilleur - sinon l’unique - allié d’Israël au Moyen-Orient, que le régime iranien approvisionnait en pétrole bon marché. Entre-temps, l’Iran devint une vaste prison sous l’égide de la SAVAK, le ministère de la Sécurité. Efficace machine à terroriser : assassinats, tortures, détentions sans procès, etc.

La défaite de Washington

Mais en janvier 1979, l’édifice s’écroule à la suite de gigantesques manifestations contre le shah, celui-là même que le président américain de l’époque, Jimmy Carter, qualifiait d’« allié le plus solide des États-Unis dans la région » ! Aussitôt après, Washington entreprenait de renverser le nouveau pouvoir composé d’héritiers de Mosadeq, de groupes de gauche et de leaders religieux, dont l’ayatollah Ryhollah Khomeiny.

Le général américain, Robert Huyser, est envoyé à Téhéran pour préparer le coup d’État, mais l’opération se termine par un misérable échec. Ridiculisés, les Américains subissent alors un deuxième choc lorsque des étudiants iraniens s’emparent de l’ambassade américaine en prenant en otage des diplomates et des militaires américains. Après la défaite de Jimmy Carter aux élections présidentielles de 1980 - en bonne partie causée par la débandade iranienne - les États-Unis se retirent temporairement de l’univers iranien.

Réconforté dans son pouvoir, le régime iranien est autoritairement pris en main par Khomeiny, au détriment des autres courants politiques, y compris ceux ayant participé à la révolution de 1979.

La revanche

Washington n’était cependant pas prêt à abandonner la partie. Ronald Reagan entreprend alors de mobiliser les États de la région, effrayés par la révolution iranienne, et parmi ceux-ci, l’Irak de Saddam Hussein qui, en septembre 1980, envahissait l’Iran sous prétexte de « libérer » la province occidentale de l’Iran - le Khouzestan, peuplé d’Iraniens arabophones. Mais rapidement, le rêve de Saddam devient un cauchemar. La résistance iranienne, au départ chaotique, reprend l’avantage. Washington arrive à la rescousse avec plus de deux milliards de dollars en « aide » économique consentis entre 1983 et 1987, permettant à Saddam de se concentrer sur le réarmement de ses forces.

Plus encore, des armes chimiques sont livrées par des entreprises allemandes et américaines pour être massivement utilisées contre l’armée iranienne. De passage à Bagdad en 1984, l’envoyé spécial du président Reagan, Donald Rumsfeld, rétablit les relations diplomatiques pour conforter le dictateur. Par la suite, l’appui américain s’avérera précieux lorsque l’armée irakienne massacrera les Kurdes, en gazant, en 1988, la ville de Halabja. Les protestations internationales sont étouffées par l’ambassadeur des États-Unis aux Nations unies. Selon le spécialiste de la région, Joost Hiltermann, Washington voulait empêcher Téhéran d’acquérir trop d’influence, et affaiblir du même coup et simultanément l’Iran et l’Irak, pour ensuite pouvoir les dominer plus aisément.

« Realpolitik » et armes de destruction massive
Khomeiny a fini par comprendre qu’il n’avait aucune chance de vaincre dans ces circonstances et une paix précaire a été signée entre les deux pays en 1988, un an avant sa mort. Saignée à blanc, l’Iran profite d’un nouveau répit lorsque Saddam entreprend la conquête du Koweït en 1990. Les États-Unis effectuent un virage à 180 degrés pour cibler Saddam, pendant que Téhéran affirme sa neutralité tout en appuyant les insurgés irakiens chiites et kurdes qui tentent sans succès de renverser Saddam.
C’est que le président Bush père décide qu’il est trop dangereux de laisser les insurgés et leurs alliés iraniens prendre la place du dictateur. Ce qui permet à ce dernier de s’accrocher au pouvoir. Un autre choc pour Téhéran. Une connexion spéciale est établie avec le Pakistan, et l’Iran peut acquérir de nouvelles armes dont des missiles et des technologies pouvant servir à la fabrication d’armes chimiques et nucléaires. « Ou bien on a les mêmes armes que l’adversaire, ou bien on est écrasés ! » estimait Ali Akbar Hashemi Rafsanjani, l’un des hommes forts du régime.

Bien que l’Iran ait ratifié en 1997 la Convention internationale sur les armes chimiques et qu’il soit signataire du Traité sur la non-prolifération nucléaire, les Américains accusent Téhéran de développer des armes dites de « destruction massive ». Si l’Agence internationale d’énergie atomique des Nations unies avait confirmé que des installations iraniennes avaient servi à enrichir l’uranium, les inspecteurs de l’Agence n’ont pas trouvé d’indices d’un programme de construction d’armements nucléaires. Devenu une question de fierté nationale, le besoin de produire de l’énergie nucléaire fait consensus chez les Iraniens, position qui trouve un écho dans la région, à savoir que la vraie menace est celle qui provient d’Israël, unique et puissante force nucléaire du Moyen Orient.

Trêve temporaire ou réel apaisement ?

En 2001, dans la foulée des attaques du 11 septembre, l’Iran a encore tenté de renouer avec les États-Unis. À l’époque, sous l’égide des modérés du Parlement iranien, le régime a démontré une réelle volonté d’apaisement, notamment en aidant les Américains dans l’aventure afghane. Une même « compréhension » est à l’œuvre lors de l’invasion militaire en Irak en 2003. Sans participer à celle-ci, l’Iran a aidé au renversement de Saddam et même contribué à calmer le jeu auprès de ses alliés irakiens.
Malgré cet apaisement, le bras de fer recommence. Georges W. Bush accuse l’Iran d’être le pivot de l’« axe du mal », reproche à Téhéran de se réarmer et d’être la base arrière des mouvements qui combattent la pax americana. Selon le journaliste américain Seymour Hersch, Washington a commencé des opérations militaires le long de la frontière irano-afghane et dispose de plans avancés pour attaquer l’Iran.

Entre-temps, c’est aussi le bras de fer entre les États-Unis et l’Europe. La France et l’Allemagne qui ne veulent pas d’un nouvel Irak, tentent de négocier le démantèlement des installations nucléaires iraniennes en échange d’aide économique et énergétique. De toute évidence, l’Europe a intérêt à trouver une solution politique, car une nouvelle guerre ne ferait que conforter la mainmise américaine sur la région et sur son pétrole. D’autre part, même s’il est peu probable que l’Iran ne constitue à court terme une réelle menace militaire, il est important pour l’Europe - qui après tout est son voisin - d’empêcher une dérive militaire. En conséquence, la ligne de conduite de Paris et Berlin est de s’assurer certes que l’Iran n’acquiert effectivement pas d’armes nucléaires, mais tout en travaillant avec et non contre les Iraniens.

De toute façon, compte tenu du bourbier irakien actuel, Washington n’a pas les moyens de se lancer dans une nouvelle aventure qui risque d’être très coûteuse et à conséquences imprévisibles, ce qui est bien compris à Téhéran. D’où le fait que Washington se dise d’accord avec l’Europe pour privilégier la carotte au bâton.


Bas de vignette : } À la suite de la Révolution islamique d’Iran, les étudiants iraniens qui ont envahi les rues, prennent en otage 52 Américains à l’ambassade des États-Unis en novembre 1952. Sur cette photo, l’un d’entre eux est escorté par quelques uns de ses ravisseurs, les yeux bandés. La prise d’otage durera 444 jours, et se soldera par un véritable échec diplomatique pour les États-Unis.

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