Cet automne, près de 75 % des pays classés par Transparency International, sur une échelle de 0 (Highly corrupt) à 10 (Very clean), ont obtenu une note égale ou inférieure à 5. Plus de 90 % des 193 membres des Nations Unies étaient concernés par cette étude.
En trente ans de lutte contre la corruption, celle-ci n’a pas reculé. Pire, elle a progressé et fait aujourd’hui obstacle à la réalisation de projets de grande priorité : la lutte contre le réchauffement climatique, la stabilisation des marchés et l’aide au développement.
Il y a matière à s’indigner, à déclarer l’état d’urgence, à invoquer des mesures radicales pour guérir ce « cancer de la corruption. » Toutefois, lorsque l’on diagnostique un patient en confondant vitesse et précipitation, ce dernier a peu de chances de recevoir un traitement adapté.
Se méfier des évidences
Avant tout, de quoi nos sociétés souffrent-elles ? D’une équation toute simple, a répondu Robert Klitgaard dans son ouvrage intitulé Controlling corruption – 1988.
« Monopoly + Discretion – Accountability = Corruption. » Toute personne en position d’intermédiaire incontournable (monopole), si elle dispose d’une importante marge d’appréciation (pouvoir discrétionnaire) et si elle se soustrait à toute surveillance (responsabilité), peut détourner son travail au profit de ses propres intérêts (corruption).
Cette formule nécessite la rencontre de deux individus, ou groupes d’individus, aux intérêts complémentaires : l’un qui souhaite obtenir un avantage indu (le corrupteur), l’autre qui désire récompense en échange de la faveur accordée (le corrompu). Le plus souvent, le second occupe une fonction publique alors que le premier travaille dans le secteur privé.
Généralement acceptée, cette définition ne correspond pas toujours à une réalité plus complexe. S’agissant de corruption, il faut d’ailleurs prendre garde aux charlatans.
Dans un article du journal français Le Monde paru l’an dernier, l’historien Arno J. Mayer, nous avertissait : « Instrument de mobilisation des foules, indifférente au bien commun, [la corruption] sert avant tout à dénigrer des élus ou à évincer des rivaux politiques. » Ou commerciaux, pourrait ajouter Veolia. Selon Le Devoir, la compagnie française a récemment dénoncé ses concurrents pour une collusion dont elle serait elle-même l’instigatrice.
Comment alors lire le Corruption Perceptions Index (CPI) de Transparency International, cité plus haut ? En gardant à l’esprit qu’il n’est que partiel (le secteur privé n’est pas concerné) et subjectif (les avis d’experts et d’hommes d’affaires constituent ses sources). Peut-être n’est-il pas non plus un indice de la corruption des États, comme annoncé, mais plutôt un indice de leur faculté à dissimuler celle-ci ? Une hypothèse qui a de quoi relativiser la « vertu » des meilleurs élèves de la promotion – dans l’ordre Danemark, Nouvelle-Zélande, Singapour, Finlande, Suède, Canada.
Ne pas être naïf
Quelque soit la valeur du diagnostic, le patient est malade. Les soins qu’il a reçus jusqu’à maintenant n’ont pas eu plus d’effet que des médicaments placebo, ces remèdes prescrits « plus pour faire plaisir [...] que pour [...] être utiles. », selon la définition qu’en donnait le New Medical Dictionnary en 1803.
Effectivement, aujourd’hui, des lois et des conventions internationales existent. Elles fixent les peines infligées aux corrompus et à leurs complices ; encadrent le financement des partis politiques et les dépenses publiques ; organisent des mécanismes de dénonciation ; prévoient la réparation du dommage causé par la corruption ; facilitent la coopération judiciaire entre les Etats ; etc. Leur présence rassure l’opinion publique. Cependant, les moyens pour les mettre en œuvre font défaut.
« L’application des lois [et conventions anti-corruption] demeure […] la problématique essentielle », a constaté la présidente de Transparency International, Huguette Labelle, lors de la publication du CPI. Six mois plus tôt, son organisation indiquait que « la principale cause [en était] le manque d’engagement des dirigeants politiques. »
Réagir raisonnablement
L’absence de volonté à agir contre la corruption. En voilà, un problème ! Heureusement, la technologie permettra de dépasser cet immobilisme. Beaucoup y croient et aspirent plus largement à un renouveau de la démocratie par le numérique. Mais de quoi parle-t-on ?
D’un « milieu [dans lequel] la corruption ne peut certainement pas survivre. », affirme James McKinney. Interrogé par Le Devoir, ce programmeur chez Nord Ouvert donne son point de vue sur l’actualité québécoise : « Plus que d’une commission d’enquête, c’est de politiques agressives de libération des données gouvernementales que le Québec a besoin aujourd’hui. »
Dans quel but ? Permettre à tout citoyen de mieux avoir à l’œil l’action – ou l’inaction, c’est selon – de ses représentants. Une reconquête du « pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple », en somme.
La transparence est au cœur de ce mouvement que Wikileaks a intensifié. Il s’agit de réduire la distance entre les gouvernants et les gouvernés à l’épaisseur d’un carreau, propre de préférence. « Pour l’administration, [...] ça veut dire qu’elle doit s’habituer à être en rapport direct et immédiat avec les citoyens qui ont le nez dans les données », explique au Devoir, Henri-François Gautrin. Ce député québécois est chargé de produire un rapport sur le sujet, alors qu’en France, les pouvoirs publics tentent également d’apprivoiser ce nouveau mode de gouvernance.
Et après ? Pour enrayer la corruption, ce « gouvernement ouvert » est-ce assez ou déjà trop ?
« Assez » parce que l’on peut se demander si cette surveillance citoyenne accrue incitera les hommes politiques à agir.
« Déjà trop » car cette initiative soulève un paradoxe de nos démocraties : comment imposer un comportement à une personne sans porter atteinte à ses libertés individuelles, si chères à nos yeux ?
C’est un fait : surdosé, le remède n’est pas sans danger pour le patient.
Se préserver de tout fanatisme
Dans son Éloge de la corruption, Marie-Laure Susini nous invite à faire attention : « À vouloir faire à tout prix partie des « honnêtes gens », des « innocents » qui n’ont rien à cacher, on en arrive à approuver des décrets qui fichent certains citoyens et les dénoncent. » Il ne faut en effet pas oublier que l’idéal démocratique d’égalité supporte mal les différences de traitement : accepter la surveillance d’un fonctionnaire public revient à accepter celle de tout citoyen.
L’ambiguïté de la notion de corruption rend cette situation dangereuse pour nos droits et libertés. On a pu observer, avec les différents scandales révélés au cours de l’année, que la lutte contre ce « cancer » de nos sociétés ignorait les frontières entre vie publique et vie privée, entre coupable et suspect. Dans notre esprit, corruption économique et corruption des mœurs se marient très bien. Trop bien.
Un jour peut-être, serons-nous vivement invités à purifier nos âmes pour assainir l’économie mondiale...
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Illustration : Gravure représentant des sorcières sur le bûcher, ou comment l’Inquisition luttait contre la corruption. En 1948, George Orwell écrit : « L’Inquisition a échoué. Mais l’Inquisition n’avait pas les ressources de l’État moderne. »
Crédits Illustration : Flickr / Robert Benner