Gazoduc du Mackenzie : les Autochtones haussent le ton

mardi 4 avril 2006, par Batiste W. FOISY

Presque silencieux dans la presse économique canadienne, les Autochtones opposés au gazoduc de la vallée du Mackenzie commencent tout juste à se faire entendre.

Inuvik - C’est dimanche, l’aéroport d’Inuvik est bondé. Le vol de Yellowknife vient de se poser, la parenté en visite arrive les bras chargés de boîtes Tim Hortons et de sacs gris Wal-Mart. À leurs suites se trouve une cohorte d’hommes blancs : des économistes en parka Esso, des bureaucrates des Affaires indiennes, beaucoup d’avocats et quelques écologistes. Tout ce beau monde a rendez-vous au Centre d’amitié de la communauté où se tiennent, depuis janvier, les audiences publiques sur le Projet gazier du Mackenzie.

Ces audiences consistent en deux commissions de révision qui doivent déterminer si nous sommes prêts à bâtir le chantier le plus cher de l’histoire canadienne : un gazoduc de 1200 kilomètres qui traverserait du nord au sud les Territoires du Nord-Ouest et ouvrirait la mer de Beaufort et l’Arctique de l’ouest à l’exploitation gazière.

Depuis plus d’un an, cette histoire passionne la presse anglophone canadienne qui ne manque pas de parler en bien du mégaprojet. Le message le plus répété voudrait que les Autochtones attendent avec intérêt le pipeline et ses emplois, et que seule une poignée d’écologistes venus du Sud du Canada s’y oppose. « Les leaders des communautés du delta du Mackenzie n’ont pas grand-chose à faire de l’opinion de défenseurs de l’environnement autoproclamés du Sud qui bataillent les industries du Nord pour défendre une image idéalisée de l’environnement arctique et du mode de vie autochtone », a ainsi expliqué l’Edmonton Journal, le 6 février.

Vue du Nord, cette lecture apparaît, au mieux, comme une demi-vérité. S’il est vrai que des entrepreneurs autochtones abondamment cités comme Nelly Courneyea ou Fred Carmichael voient d’un bon œil le développement gazier, il demeure que le pipeline divise clairement les quatre nations directement affectées par le projet - du nord au sud : les Inuvialuit, les Gwich’in, les Sahtu et les Dehcho
Au troisième jour des audiences de l’Office nationale de l’énergie, à Inuvik, pour la première fois un résidant du Nord dépourvu d’autorité politique a osé prendre le micro. Le chasseur-piégeur et garde-parc inuvialuit, Richard Gordon, suivait depuis le début les délibérations et était plutôt mécontent d’apprendre qu’un des trois sites de forage initiaux, le puits Niglintgak qui serait opéré par Shell, allait être construit dans un refuge d’oiseaux. « Nous, les Autochtones, nous nous faisons dire qu’on ne peut pas chasser dans certains refuges d’oiseaux parce qu’ils sont protégés par la Loi. Mais une compagnie pétrolière vient s’installer ici et on lui accorde le privilège de se rendre dans ces endroits-là », a-t-il lancé à la commission. « L’argent parle. Le pouvoir parle. Nous, les Autochtones, nous parlons aussi, mais notre voix est muselée par le pouvoir. C’est triste parce que, à nouveau, nous devons nous battre pour maintenir nos modes de vie traditionnels. »

Mais c’est aux audiences de la Commission d’examen conjoint, concentrées sur les répercussions environnementales et sociales du projet, que les anti-pipelines sont vraiment sortis de leur trou. En tournée dans les communautés gwich’in de Tsiigehtchic et Fort MacPherson, la commission a entendu plusieurs témoignages de personnes opposées au gazoduc. Elle a, entre autres, écouté Roberta Alexie lire une lettre écrite par sa sœur Elaine.

« À mon avis, l’impact de la construction du gazoduc du Mackenzie n’a pas été expliqué adéquatement au public. Ce projet sera énorme et j’estime que notre peuple ne comprend pas le genre de destruction qu’il provoquerait. Ces changements ne seront en aucun cas réversibles et le projet ne fera que permettre plus aisément aux pétrolières d’envahir encore plus nos terres sacrées, notamment l’Arctic National Wildlife Refuge. Nous ne pouvons pas espérer à la fois protéger nos écosystèmes et permettre, en même temps, le développement [gazier]. Nos sociétés doivent s’engager dans la voie de l’abandon des énergies fossiles polluantes et destructives et les remplacer par des formes d’énergie plus propres et durables. Pour mon peuple, les Tetl’it Gwich’in, notre vitalité, notre nourriture, notre spiritualité et les fondements même de notre existence proviennent de notre environnement. Alors quand notre environnement et nos ressources naturelles changent, nous sommes les premiers affectés. »

Elaine Alexie, 26 ans, a affirmé écrire en son propre nom, même si elle est la cofondatrice de Arctic Indigenous Youth Alliance qui regroupe plus de 200 jeunes Autochtones opposés au gazoduc.

La commission n’a pas encore entendu de Sahtu ni de Dehcho. Mais dans ces régions les réticences au pipeline sont bien connues. En janvier, la communauté sahtu de Fort Good Hope a voté majoritairement contre une offre pour l’accès à ses terres proposée par Imperial Oil (Esso), le principal promoteur du projet. Le chef de Fort Good Hope, Ron Pierrot, a plus tard été cité dans un journal local alors qu’il déclarait : « Je m’en fous si le pipeline n’est pas construit maintenant. S’il le faut, nous pouvons attendre encore 15 ans. »

La communauté sahtu de Colville Lake est située en plein cœur d’un des plus importants gisements gaziers de la région. Également visée par la proposition d’Imperial Oil, cette communauté a carrément refusé de voter, les résidants estimant que trop peu d’information leur avait été communiquée.

Quant aux Dehcho, les seuls Autochtones de la vallée du Mackenzie dont les revendications territoriales n’ont pas encore été scellées, ils rejettent depuis longtemps une à une chacune des offres qui leur sont présentées. Le 27 février, ils ont enclenché une poursuite judiciaire contre Imperial Oil et l’agence fédérale chargée d’émettre les permis d’exploration sur leurs terres. C’est la deuxième fois en moins de deux ans que les Dehcho poursuivent le gouvernement fédéral à propos du pipeline.

Et ils ne sont pas seuls. Les voisins du sud des Dehcho, les Dénés Tha du nord-ouest de l’Alberta, poursuivent, eux aussi, Imperial Oil et le gouvernement du Canada à propos du projet de gazoduc. Les Dénés Tha affirment que le tracé suggéré par la pétrolière ne mène nulle part et que, pour rejoindre le réseau de gazoducs albertain, un autre bout de pipeline devra forcément être construit sur les terres qu’ils revendiquent. Ces allégations ont d’ailleurs été confirmées aux audiences publiques de l’Office nationale de l’énergie par un représentant du groupe de promoteurs. La cause des Dénés Tha a été entendue en janvier par la Cour supérieure d’Alberta. Un jugement favorable aux Premières Nations pourrait forcer l’arrêt des audiences publiques et l’établissement d’une nouvelle commission de révision.
Le 11 mars, on a appris qu’une fuite mineure dans l’oléoduc transalaskien venait de causer le pire déversement pétrolier de la courte histoire de l’exploitation des hydrocarbures dans l’Arctique nord-américain depuis le naufrage de l’Exxon-Valdez. Plus de 200 gallons de brut ont été perdus et au moins huit kilomètres carrés de toundra recouverts de mazout. Un peu plus tôt ce même dimanche, au Caribou Lounge, devant un café et une édition un peu défraîchie du Inuvik Drum, un aîné gwich’in regarde les photos du gâchis. Il secoue la tête et lâche un grognement à peine audible. « Ça, c’est mauvais pour la chasse. »


L’auteur est journaliste pour l’hebdomadaire L’Aquilon publié dans les Territoires du Nord-Ouest.

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