Fermer les yeux devant l’horreur

jeudi 25 mars 2004, par Gil COURTEMANCHE

Trois mois, huit cent mille personnes. Cent jours, un million six cent mille yeux qui se ferment. Pour mesurer l’horreur nous n’avons eu souvent d’autres moyens que de la chiffrer. Dans l’échelle des calamités faites de main d’homme, le génocide rwandais ne vient pas au premier rang. Six millions de juifs engouffrés dans les chambres à gaz, deux millions de Cambodgiens transformés dans les rizières et les champs en larves humaines.

Pourtant les massacres qui ont transformé le pays des mille collines en terre de sang constituent le plus horrible de tous nos péchés, la plus scandaleuse de toutes nos fautes, nous, être humains, nous, fiers défenseurs de la communauté internationale. Seuls quelques témoins rescapés ont pu venir dire le génocide arménien. Nos parents ne virent les chambres à gaz qu’après la déroute allemande et dans la campagne khmère, les journalistes étaient absents. Pour nous donner meilleure conscience, il nous est permis dans tous ces cas de plaider l’ignorance et l’incapacité d’intervenir. Nous avions tous aussi proclamé : « Plus jamais Ça. »

Ce qui rend le génocide affreusement unique et horrifiant, ce qui transforme cette tragédie rwandaise en une plaie hideuse sur la conscience de l’humanité, c’est que nous savions. Pire, nous avons vu le génocide, nous l’avons regardé à la télévision, entendu à la radio, lu dans les journaux. Kofi Annan, patron des soldats des Nations unies qui verse aujourd’hui des larmes de crocodile, regardait le génocide à la télévision tous les matins avant de se soucier de sa carrière. Bill Clinton, François Mitterrand et Jean Chrétien regardaient ces rubans de cadavres qui agonisaient le long des rues de Kigali. Durant des semaines et des mois, tous les membres du Conseil de sécurité des Nations unies voyaient et savaient avant de se lancer dans des discussions oiseuses qui visaient toutes à ne pas prononcer le mot de génocide, ce qui aurait forcé les Nations unies à intervenir. Tous les Occidentaux qui vivaient au Rwanda furent sauvés par les paras français ou belges. Ils n’eurent même pas une seule place dans leurs avions pour amener quelques Tutsis qui les avaient si bien servis dans leurs ambassades.

Dans quelques jours, dans toutes les grandes villes du monde et au siège des Nations unies, nous allons participer à la commémoration du génocide. Les chefs d’État vont exprimer leur peine et leur résolution de ne plus jamais permettre qu’une telle tragédie ne se déroule à nouveau. Tous, du secrétaire général des Nations unies au président des États-Unis, vont évoquer l’erreur qu’ils ont commise en refusant d’intervenir. Nul ne dira ce que les Rwandais sont en droit d’entendre, nul ne dira que ceux qui ont regardé le génocide sont des criminels et que le choix conscient, réfléchi et calculé qu’ils ont fait de laisser mourir huit cent mille êtres humains, constitue littéralement un crime contre l’humanité. Le refus de sauver quelqu’un en danger de mort constitue dans tous les codes de justice un crime et le minimum de décence et d’humanité exigerait que ces gens ne demandent pas qu’on leur pardonne leur erreur de jugement, mais qu’on leur pardonne leur crime. Car ils sont tout simplement les complices des criminels que nous jugeons maintenant à Arusha.


L’auteur est écrivain et chroniqueur au quotidien Le Devoir.

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