Durant les années 1980, un immense graffiti accueillait les rares visiteurs à l’entrée de Belfast, la capitale de l’Irlande du Nord. « Welcome to Beirut ! » avait gribouillé une main vengeresse sur un mur lépreux. La phrase constituait une sorte d’avertissement. Et la référence au Liban, alors en pleine guerre civile, n’avait rien d’innocent. Belfast appartenait à un autre monde. En dehors de l’Europe et en dehors du temps. L’auteur du graffiti aurait tout aussi bien pu écrire : « Bienvenue en enfer ! »
Si la haine pouvait se vendre au mètre carré, la capitale de l’Irlande du Nord aurait collectionné les millionnaires. En quelques minutes, le calme pouvait laisser place à des émeutes interreligieuses d’une violence inouïe. Les grandes palissades de métal qui séparaient les quartiers catholiques et protestants semblaient bien dérisoires. L’humour noir irlandais n’avait pas tardé à baptiser Peace Wall [mur de la paix] cette construction couverte de graffitis menaçants ou obscènes.
De mémoire, l’un d’eux se lisait ainsi : « Kevin T. a parlé avec le RUC [la police d’Ulster]. Maintenant il parle avec les morts. »
La situation irlandaise paraissait inextricable. Un mélange de lutte coloniale et de guerre de classe. Tout cela copieusement arrosé de guerre de religion et d’obscurantisme. Les soldats britanniques blêmes de peur qui patrouillaient les rues de Belfast ou de Derry, en tenant les passants en joue, l’avaient réalisé mieux que quiconque. Dans les quartiers populaires catholiques, même les mémés leur crachaient au visage.
L’explosion de 1969
L’Irlande du Nord, demeurée sous la tutelle britannique après l’indépendance du sud de l’île, en 1921, avait instauré un régime de ségrégation religieuse plus ou moins subtil. Les catholiques, qui formaient environ 40 % de la population, étaient largement tenus à l’écart de la fonction publique, des meilleurs emplois dans les usines et des rangs de la police. Leur sort n’était pas sans rappeler celui des Noirs des États-Unis, au point où l’on parlait des « nègres roux ».
« Quelle est la seule manière pour un catholique d’entrer à l’université de Belfast ? interroge une blague irlandaise des années 1950. Simple. Il donne son corps à la science. »
Ce régime bancal vole en éclats à partir des années 1960. Inspirés par le Mouvement de droits civiques des Noirs aux États-Unis, les catholiques organisent des marches pacifiques pour réclamer l’égalité. Dans le contexte de fanatisme religieux de l’Irlande du Nord, cela équivaut à une déclaration de guerre. À l’été 1969, de véritables pogroms anticatholiques éclatent un peu partout, en particulier à Belfast, où pas moins de 500 maisons sont incendiées.
Ni l’intervention de l’armée britannique ni l’administration directe de Londres ne parviennent à calmer les choses. Bien au contraire. Des milliers de jeunes catholiques en colère vont joindre les rangs de la vieille Armée républicaine irlandaise (IRA). Des régions entières de l’Irlande du Nord deviennent des zones interdites, dans lesquelles l’armée britannique n’ose même plus s’aventurer.
Pour reprendre la situation en main, Londres tire profit des erreurs de ses adversaires. Par exemple, la réputation du Robin des bois de l’IRA ne survivra pas à une série de carnages commis contre des civils. L’IRA se déchire aussi entre ses factions rivales. Ces dernières règlent leurs comptes lors de fusillades rappelant le défunt Al Capone, dans le Chicago des années 1920.
Surtout, Londres met au point une stratégie contre-insurrectionnelle, qui permet d’infiltrer durablement les organisations clandestines. Dès le milieu des années 1970, les prisons d’Irlande du Nord sont devenues de véritables laboratoires. On y teste de nouvelles techniques d’interrogatoire et de coercition, susceptibles de faire parler les plus récalcitrants. Malgré les opérations spectaculaires, l’IRA ne reprendra plus jamais l’initiative militaire.
Entre temps, l’Ulster est devenue une véritable zone sinistrée. Pas moins de 90 % des habitants de la province vivent dans des quartiers peuplés exclusivement de leurs coreligionnaires. Le chômage frôle régulièrement les 80 %. Autant du côté catholique que du côté protestant, les groupes paramilitaires se sont bien souvent substitués aux anciennes structures de l’État. Plus que tout, ils assurent l’ordre, notamment en protégeant la population contre les groupes adverses ou contre les dealers de drogue.
« Dans une famille où l’on trouve trois générations de chômeurs, le paramilitaire fait souvent figure de modèle », constatait un travailleur social du fief [protestant] de Shankill Road, à Belfast, interviewé en 2001, par Le Monde diplomatique. « Ils [les paramilitaires] font du bon boulot. Si tu as un problème, tu t’adresses à eux, renchérissait un jeune loyaliste. Tu as un flingue, du pouvoir. Dans mon quartier, à peu près tout le monde est impliqué à des degrés divers avec l’Ulster Volunteer Force » [mouvement lié à l’extrême droite britannique].
Les plaques tectoniques
Avec le temps, toutefois, même les plaques tectoniques irlandaises se mettent à bouger. Les effets dévastateurs des affrontements intercommunautaires n’échappent à personne. Il faut avoir vu les brutes avinées de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) faire régner la terreur dans les pubs pour percevoir à quel point la justice constituait le cadet de leurs soucis. Dans le camp des protestants, le tableau n’était guère plus réjouissant. Certains groupes paramilitaires servaient de couverture à une poignée de psychopathes, dont les crimes sadiques sont impossibles à décrire.
Dans son livre La résistance irlandaise : 1996-2000 (Terre de Brume), l’auteur Roger Faligot évoque pour sa part l’extrême lassitude de tous les belligérants. « (...) Les dirigeants anglais, conservateurs comme britanniques, comme travaillistes, ont compris que l’IRA ne pouvait être défaite militairement ; leurs services de renseignements le leur ont dit et ont joué les bons offices pour prendre langue avec les clandestins ; les [protestants], dans leur ensemble, se sont rendus compte qu’ils ne seraient pas éternellement majoritaires dans le nord et qu’il valait mieux négocier en position de force relative. »
Quand les premiers véritables pourparlers secrets débutent, au début des années 1990, le gouvernement britannique ne cache plus son ras-le-bol. « Trois milliards de livres [6 milliards $] pour un million et demi de personnes, ça suffit », disait le premier ministre britannique John Major. L’Irlande du Nord était devenue un boulet, un abcès qui empoisonnait la vie du pays.
« Je ne crois pas que l’attitude de Londres s’explique seulement par sa volonté d’alléger le fardeau financier que représente l’Irlande du Nord, explique Garth Stevenson, professeur de science politique à l’université de Brock, en Ontario. De toute façon, Londres va continuer de payer. En fait, pour la Grande-Bretagne, l’Irlande du Nord était devenue un sujet d’embarras constant, qui nuisait à l’image d’État démocratique qu’elle entend projeter de par le monde. Quant aux deux camps ennemis, ils sont davantage intéressés à faire la paix parce qu’ils ont la conviction que l’autre ne peut pas remporter une victoire totale. »
Signés en avril 1998, les Accords du Vendredi Saint ont été rendus possibles par la médiation du sud-africain Nelson Mandela. Ils prévoyaient notamment le partage du pouvoir entre protestants et catholiques, la démilitarisation de la police et le désarmement des groupes paramilitaires. Mais ils se heurteront bientôt au refus de l’IRA de livrer ses armes. L’intransigeance des extrémistes protestants, regroupés autour du pasteur Ian Paisley, fera le reste.
Véritable personnage de roman, sorti tout droit des guerres de religion du XVIe siècle, Ian Paisley a fini par diriger le plus important parti protestant d’Irlande du Nord. Toute sa vie n’aura été qu’une suite de refus. Non à la fin de la domination protestante. Non au dialogue avec les « papistes » [ les catholiques]. Et même non à la musique country, qui incite « à la luxure » . À Belfast, on disait à la blague que le pasteur avait prononcé le mot « oui » pour la dernière fois lors de son mariage, dans les années 1950.
Suspendus une première fois par Londres, en 2002, les accords de paix seront réanimés trois ans plus tard, avec le renoncement officiel de l’IRA à la lutte armée. Au même moment, Londres fait frémir les extrémistes protestants en menaçant de se tourner vers la République d’Irlande, pour administrer la province. Last, but not least, le gouvernement britannique et la Communauté européenne promettent d’investir 73 milliards d’euros, au cours des 10 prochaines années, pour relancer la province. Pas étonnant que l’on parle déjà de cette cagnotte comme des « dividendes de la paix ».
D’un côté, les protestants demeurent citoyens britanniques. Majoritaires en Irlande du Nord, ils n’ont pas à craindre une éventuelle réunification de l’île. Du moins, pour le moment. Pour leur part, les Irlandais catholiques n’ont pas renoncé à leur rêve de réunifier leur île. Ceux-là croient que la démographie joue pour eux, et qu’ils finiront par devenir majoritaires. Ils pourraient alors envisager la tenue d’un référendum sur la réunification de l’Irlande.
Pour l’instant, la paix sans vainqueur ni vaincu semble convenir aux ennemis de naguère. La présence du pasteur Ian Paisley aux côtés de Gerry Adams, un ancien de l’IRA, le mois dernier, le confirme d’une manière spectaculaire. Chacun effectue un pari sur l’avenir, convaincu que le temps joue pour lui.
C’est la recette des triomphes définitifs, mais aussi parfois des grandes catastrophes.