Par ses dérives, ses excès et sa violence, le capitalisme financier semble avoir engendré un mouvement de contestation d’une ampleur sans précédent. Pour le sociologue Éric Pineault, c’est une occasion unique d’observer la nouvelle forme que prend la lutte des classes dans les sociétés capitalistes contemporaines, mais aussi de commencer à penser les contours d’une économie postcapitaliste. Le Journal des Alternatives a rencontré ce spécialiste de sociologie économique dans son bureau de l’Université du Québec à Montréal, où il est professeur et directeur de recherche à la Chaire Mondialisation, citoyenneté et démocratie. Première partie de cette grande entrevue.
Journal des Alternatives : Dans vos recherches, vous émettez l’hypothèse que la « révolution financière » du capitalisme serait en train d’engendrer son « altérité », c’est-à-dire ces grands mouvements de contestation anticapitalistes qui remettent radicalement en question le système socioéconomique dans lequel on vit. D’abord, qu’entendez-vous exactement par « révolution financière » ?
Éric Pineault : Je parle d’une révolution financière par analogie avec celle qui a précédé et préparé la révolution industrielle et qui a donné lieu à la création du système bancaire moderne, aux 17e et 18e siècles. Or, je crois que ce schéma peut être transposé à ce qui s’est passé dans les 30 dernières années.
Depuis les années 80, on a tellement dérèglementé le secteur financier qu’on lui a permis de se donner un espace autonome par rapport au reste de la société et de l’économie. Dans cet espace qu’elle s’est donné et où elle se déploie sans véritables règles ou contraintes, la finance a créé un nouveau régime de transformation et de changement permanents, un régime qui se caractérise donc essentiellement par une très forte instabilité.
Journal des Alternatives : Ce qui n’était pas le cas pour le capitalisme plus classique, antérieur à cette révolution financière... ?
Éric Pineault : La forme antérieure de capitalisme, à savoir le capitalisme avancé dans sa phase fordiste, se caractérisait plutôt par un régime de stabilité — par des planifications économiques à long terme, par des cycles d’investissement très prévisibles, par des cycles économiques que l’on maîtrisait plus ou moins, etc. Il s’agissait d’une économie politique axée avant tout sur les mécanismes de stabilisation. Or, depuis la révolution financière, le capitalisme carbure au contraire à la déstabilisation — une déstabilisation et une instabilité que la finance impose à l’économie et à la société réelles. C’est là l’hypothèse qu’avançait déjà Naomi Klein dans La stratégie du choc [1].
Ce qu’il est important de voir aujourd’hui, c’est que cette instabilité n’est pas seulement un effet de la finance. C’est plutôt la manière par laquelle la finance fonctionne et se reproduit. C’est en instaurant des cycles de crises, de krachs financiers, que la finance peut fonctionner et imposer sa puissance... Pour l’élite financière, un marché en crise, en effondrement, c’est une occasion en or pour faire de bonnes affaires. Et c’est là quelque chose de propre au monde financier tel qu’il s’est déployé dans les 30 dernières années.
Journal des Alternatives : Autrement dit, la crise que l’on traverse en ce moment ne serait pas un accident de parcours, une anomalie ou une défaillance du système, mais elle s’inscrirait selon vous dans la logique même du capitalisme financier ?
Éric Pineault : Cette crise n’est certainement pas un accident. Et ce n’est d’ailleurs pas la première ni la dernière crise que l’on traverse. Certains économistes, comme Louis Gill [2], font remonter ce régime d’instabilité à la crise de la dette de 1982. Pour ma part, je préfère commencer en 1994, avec la crise mexicaine, qui a immédiatement provoqué la réaction zapatiste. Ensuite, les crises se sont succédé : crise asiatique en 1997, crise russe en 1998, dot-com bust en 2001, crise des subprimes en 2007, crise financière globale en 2008, crise des dettes publiques européennes en 2010 et jusqu’à aujourd’hui. Toutes ces crises ont ceci en commun qu’elles ont toutes été construites, en grande partie, par la finance elle-même.
La crise de la dette dont on parle en ce moment n’a pas d’autre origine. Bien sûr, les économies grecque et portugaise présentaient des problèmes sur le plan structurel, notamment d’importants déséquilibres budgétaires. Mais en ce qui concerne les économies comme celles de l’Irlande et de l’Espagne, elles étaient engagées sur des trajectoires de croissance forte et elles présentaient un équilibre budgétaire assez stable, avec une certaine marge de manœuvre. Or c’est la crise de leur système financier, auquel elles ont dû porter secours, qui les a fait couler.
On voit donc cette logique de révolution financière et de déstabilisation à l’œuvre partout. Les banques ont fait énormément d’argent avec ces dettes publiques. Quand le taux d’intérêt sur une dette publique passe de 2 à 10 %, le rendement des banques est multiplié par cinq. C’est pourquoi elles ont travaillé à prolonger et à accroître le surendettement de ces États, même si elles savaient très bien que ce n’était pas viable. Pendant ce temps, ce sont les citoyens des États en crise qui se font serrer la vis. Ce sont eux qui payent : c’est leur chômage, leurs sacrifices, leur misère parfois, qui ont permis aux banques de générer des rendements exceptionnels pendant plusieurs années.
De plus, il faut bien voir que les mesures d’austérité imposées actuellement par les institutions financières ont un impact fortement dépressif sur l’économie. Et quand le chômage augmente, les revenus de l’État diminuent aussi, de sorte que l’on entre dans un cercle vicieux dont les principales victimes sont toujours les citoyens les moins nantis.
Journal des Alternatives : On dit souvent que la crise de 2008 était le résultat d’une sorte de déconnexion du monde de la finance par rapport au reste de la société. C’est d’ailleurs ce que les mouvements de contestation comme Occupy Wall Street reprochent aux acteurs du système financier : ils seraient complètement déconnectés de l’économie et de la société réelles. Vous refusez cette interprétation et vous dites qu’au contraire, le système financier est très bien connecté, très bien branché sur l’économie et la société. Et c’est cette connexion particulière qui serait en cause dans la crise.
Éric Pineault : En effet. Toute la puissance de la finance réside dans sa capacité à se brancher sur l’économie, de forcer l’économie réelle à prendre une sorte de « détour » financier.
C’est ce qui se produit par exemple avec la consommation de masse. Jusque dans les années 90, la consommation des ménages était fonction de leurs revenus : il y avait un lien fort, direct, entre les dépenses de consommation et les salaires. Jusque-là, la finance ne jouait qu’un rôle mineur.
La révolution, dans les années 90, a consisté pour la finance à s’interposer entre le salaire et la consommation, par le biais du crédit. Dès lors, le salaire ne sert plus acheter directement, mais à payer la carte de crédit.
La connexion du système financier sur l’économie réelle est ici évidente : la finance force le processus économique à passer par le système financier. Mais cette logique s’applique partout, aussi bien à l’investissement des entreprises, au monde du travail, aux finances publiques... Dans tous les cas, la finance est certes extérieure à l’économie, mais sa puissance vient de sa capacité à se brancher, à se connecter sur elle.
Il y a donc non pas déconnexion, mais connexion, et cette connexion prend la forme d’un rapport de domination : la finance encadre, emboîte l’économie réelle pour ensuite la déterminer et la dominer de l’extérieur. Plusieurs vont même jusqu’à parler d’un véritable coup d’État : la finance se place au cœur même de l’économie réelle, et elle se met à déterminer tous les autres rapports économiques.
La révolution financière, c’est précisément ce coup d’État, ce coup de force par lequel elle instaure son régime de changement perpétuel et de déstabilisation, puis l’impose à l’ensemble de l’économie.
Journal des Alternatives : Et cette instabilité chronique ne profite jamais qu’à une petite élite financière et corporative...
Éric Pineault : Surtout aux PDG des grandes entreprises, qui se font rémunérer en actions, en outils spéculatifs, en plus de leur salaire de base. Ce sont eux qui accaparent l’essentiel des rendements et de la richesse financière, et donc qui profitent de toute cette instabilité. Mais c’est toujours nous qui leur fournissons cette richesse. Que ce soit par notre travail, nos caisses de retraite, nos REER, nos placements ou notre endettement, nous nourrissons ce système financier. Et eux attendent à l’autre bout du tuyau pour récolter les rendements.
Nous, les salariés, n’avons donc pas le même type de rapport au capital financier que les PDG d’entreprises. Eux ont un rapport actif au capital : il l’initie, l’encadre, le régule, le valorise. Quant à notre rapport au capital financier, il n’est pas actif, mais passif, entièrement subi : nous subissons les conséquences de leur activité. Et on voit cette asymétrie de puissance partout où la finance s’interpose : au niveau des placements et de l’endettement des ménages, dans l’univers du travail et des entreprises, mais aussi dans le rapport à l’État... Car nous, les salariés, nous payons des impôts, alors que l’élite financière en paye souvent beaucoup moins. Et nos impôts, faut-il le rappeler, servent à valider et payer une dette qu’eux détiennent, comme on le voit en ce moment dans le cas de la Grèce.
Ce sont là trois plans où se joue le nouveau rapport entre l’élite et la masse qui, selon moi, préfigure la forme que prendra la lutte des classes dans la société financiarisée.
La deuxième partie de cette entrevue avec le sociologue Éric Pineault est disponible ici.
Notes
[1] Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud / Leméac, 2008.
[2] Louis Gill, La crise financière et monétaire mondiale : endettement, spéculation, austérité, Montréal : M Éditeur, 2011. L’introduction de ce livre est disponible gratuitement sur le site Internet des Classiques des sciences sociales.