D’ici 5 ans, environ 660 nouvelles éoliennes prendront racine en sol gaspésien. La mise en service de ces gigantesques moulins à vent des temps modernes concrétisera le premier appel d’offres de 1 000 MW lancé par Hydro-Québec en 2003. Si le développement de cette énergie verte fait consensus, la façon de procéder provoque des remous.
On l’a dit et redit, c’est le secteur privé qui développe les parcs éoliens au Québec. La société d’État achète ensuite l’énergie produite. Depuis les années 1990, deux types de contrats d’achat d’électricité ont été conclus entre Hydro-Québec et les promoteurs privés : les ententes de gré à gré, et celles accordées suite au premier appel d’offres lancé il y a trois ans.
Chaque contrat de gré à gré a été signé avant 2003 entre un seul promoteur et Hydro-Québec Production, contrairement au processus d’appel d’offres dans lequel plusieurs compagnies proposent leurs projets de développement éolien à Hydro-Québec Distribution. Ces soumissions doivent être fiables, offrir un prix d’achat intéressant pour la société d’État et remplir les conditions fixées par décret par le gouvernement. Avant la première pelletée de terre, tous les projets doivent passer devant le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).
Voilà où l’on en est. Plusieurs projets sont à l’étape des audiences du BAPE ou viennent tout juste de la terminer. Certains parcs issus des ententes de gré à gré sont déjà en opération, comme le parc Le Nordais à Cap-Chat et Matane. Les éoliennes installées à Baie-des-Sables par Cartier Énergie se mettront en branle le 1er décembre. Du coup, Hydro-Québec Distribution recevra ses tout premiers kWh issus de l’appel d’offres de 2003.
Parallèlement à cela, les promoteurs s’activent dans le reste du Québec pour fignoler le ou les projets qu’ils désirent soumettre le 15 mai prochain au deuxième appel d’offre de la société d’État. L’énergie éolienne bat son plein.
Une vue d’ensemble
La directrice du Conseil régional de l’environnement du Bas-Saint-Laurent (CREBSL), Luce Balthazar, est surprise par la vigueur de l’opposition soulevée par le développement éolien : « C’est en train de devenir assez agressif ici. Il y a des mouvements de colère chez les citoyens que je compare au mouvement antiporcheries. C’est à ce point-là. »
Plusieurs parcs éoliens étaient à l’étude ces derniers mois dans le Bas-Saint-Laurent. Et le projet présenté par SkyPower à Rivière-du-Loup a soulevé beaucoup d’opposition.
En général, le degré d’acceptation des éoliennes varie d’un endroit à l’autre de la Gaspésie et du Bas-Saint-Laurent, selon la qualité de la démarche du promoteur et les exigences de retombées régionales du contrat avec Hydro-Québec. Ces exigences varient selon le type d’entente conclue : de gré à gré ou à l’intérieur de l’appel d’offres.
Luce Balthazar souligne que le développement éolien faisait l’objet d’un large consensus auprès de la population. « C’est fou ! On était tous pour ! En fait, personne n’est contre, c’est contre la manière que ça se fait », explique-t-elle. En comparaison avec d’autres formes d’énergie, les parcs de turbines ne posent pas de gros problème environnemental. Les corridors migratoires des oiseaux sont le principal aspect à considérer.
Les Conseils régionaux de l’environnement du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine (CREGIM) demandent un temps d’arrêt afin que soient étudiés les impacts cumulés de tous les parcs éoliens dans la région. Caroline Duchesne, directrice du CREGIM, précise qu’il ne s’agit pas d’un moratoire : « C’est trop long. Nous savons que le temps est compté pour les entreprises. »
Depuis 2004, les six rapports du BAPE recommandent soit des consultations publiques, soit un examen régional des conséquences de la multiplication des tours blanches sur le tourisme, la santé des résidents, la faune ailée, etc. « L’évaluation des effets cumulatifs des projets devrait être prise en charge par le gouvernement du Québec avant l’autorisation respective [des projets] afin d’en assurer l’acceptabilité environnementale et sociale », écrivaient les commissaires dans le rapport rendu public le 21 novembre dernier sur le projet d’Axor à Matane.
Le BAPE demande aussi depuis deux ans une planification régionale de l’utilisation du territoire public et privé dans toutes les régions. La Gaspésie a caractérisé ses terres publiques en vue de l’arrivée des éoliennes en élaborant le Plan régional de développement des terres publiques. Mais cela n’a pas été fait dans les autres régions du Québec, dont le Bas-Saint-Laurent.
Réglementation locale
« Jusqu’à maintenant toutes les municipalités régionales de comté concernées dans l’immédiat [par l’arrivée d’un parc éolien] ont rédigé ou rédigent des règlements de contrôle intérimaire » (RCI), explique Jean Desrosiers, président du TechnoCentre éolien Gaspésie-les Îles, un organisme gouvernemental mis sur pied pour contribuer au développement d’une industrie éolienne québécoise. Ces règlements définissent les conditions d’implantation des tours blanches sur le territoire de chaque MRC, qui regroupe plusieurs municipalités. Celles-ci doivent se conformer aux RCI. Elles peuvent aussi adopter d’autres édits plus contraignants.
Cette approche laisse aux pouvoirs locaux le choix sur la façon dont ils veulent que le développement éolien s’effectue. Jean Desrosiers souligne cependant que les RCI diffèrent d’un endroit à l’autre. Il ajoute qu’« il y a des projets qui chevauchent plusieurs MRC et qui ont des contraintes différentes ».
En mai et juin dernier, lors des audiences du BAPE sur le projet de SkyPower, la MRC de Rivière-du-Loup déplorait l’absence de cadre d’aménagement provincial sur les territoires à protéger et à privilégier : « La pression est forte sur des élus locaux qui tentent d’arbitrer [...] les considérations économiques, environnementales et sociales. » Le 22 novembre, Radio-Canada révélait d’ailleurs que trois maires du Bas-Saint-Laurent, favorables au développement éolien dans leur municipalité, recevaient ou allaient recevoir des redevances de promoteurs pour des éoliennes ou des mats de vent plantés sur leurs terrains.
Aux frontières du processus d’évaluation
Pour se réaliser, tout projet éolien doit donc se conformer aux règlements des MRC et des municipalités, en plus d’être évalué par le BAPE. Mais le pouvoir du BAPE s’arrête à la recommandation. La décision finale revient au ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs.
Philip Raphals est directeur général du Centre Hélios, une société indépendante de recherches et d’expertise-conseil en énergie. Il souligne les limites de l’évaluation des parcs éoliens par le BAPE après la signature des contrats entre les producteurs et Hydro-Québec. « Si, par exemple, les commissaires n’approuvent pas le choix de site, le promoteur risque de ne plus pouvoir produire au prix qu’il avait offert dans le contrat. Alors ça peut devenir très compliqué ou très inconfortable. » Jean Desrosiers ajoute que « modifier un projet de parc éolien, ça ne se fait pas en criant ciseaux ! »
Le BAPE a réprimandé le parc éolien projeté par SkyPower à Rivière-du-Loup car il contrevenait aux règlements de la MRC et présentait « un risque pour le paysage, la faune ailée, le climat sonore, [et] l’agriculture ». Les commissaires ont suggéré de redessiner le projet en concertation avec les autorités locales et les citoyens. Depuis, l’entreprise a fait des ajustements. Mais cela n’a pas été soumis à l’examen public. Le ministre Claude Béchard détient les clés de la réalisation des nouveaux plans de SkyPower. Omettre de réexaminer le projet publiquement avant que ne soit délivré un certificat d’autorisation mettrait à mal la crédibilité des audiences du BAPE.
Serait-il préférable qu’Hydro-Québec Production construise elle-même les parcs éoliens ? Est-ce que cela permettrait une meilleure planification ? Les Conseils régionaux de l’environnement du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine mûrissent la question. Philip Raphals souhaite que la société d’État développe sa propre expertise en matière d’éolien. Toutefois, il souligne que « le rapport de force, déjà problématique, entre les promoteurs privés et les communautés d’accueil est moindre qu’il ne le serait entre la société d’État et ces mêmes communautés ». Le pouvoir d’expropriation d’Hydro-Québec en fait réfléchir plusieurs.
Selon M. Raphals, l’opposition que l’on perçoit maintenant était prévisible, vu l’ampleur des appels d’offres et le manque de consultation préalable. Il se demande toutefois jusqu’où elle s’intensifiera. « Il serait malheureux que cela arrive au point de bloquer le développement de la filière éolienne. »