En récoltant 42,2 % des suffrages, le Hamas, qui misait sur « le changement et la réforme », acquiert la majorité absolue au Conseil législatif, détenant 74 des 132 sièges. Le Fatah, au pouvoir de l’Autorité palestinienne depuis 10 ans, n’a fait élire que 45 députés.
Tout au long de cette journée électorale, la communauté internationale se félicitait de la « leçon démocratique » servie par le peuple palestinien qui, en dépit des conditions d’occupation militaire de leurs territoires, s’est massivement rendu aux urnes, le taux de participation frôlant les 75 %. L’annonce des résultats a toutefois désenchanté certains gouvernements d’Europe et d’Amérique : pas question de reconnaître une organisation vouée à la « destruction d’Israël » et qui refuse de désarmer ses milices. Les États-Unis ont rapidement menacé de bloquer leurs transferts financiers à l’Autorité palestinienne. La semaine dernière, Stephen Harper annonçait à son tour sa volonté de conditionner l’aide canadienne à la reconnaissance, par le Hamas, d’Israël et des principes de non-violence.
Un vote pour le changement
Analyste de la scène politique palestinienne, Nassar Ibrahim estime que le Hamas n’a pas acquis sa victoire par des slogans religieux, mais bien à travers un « rôle politique dans ses appels à la résistance, en confrontant l’occupation, et en préservant les droits nationaux pour les Palestiniens ». Même son de cloche chez le Dr Eyad El Sarraj, figure importante du mouvement démocratique palestinien : pour lui, le vote islamiste ne représente « pas plus que 15 %» des suffrages réunis par le Hamas, la grande majorité visant plutôt à « infliger une défaite à l’Autorité palestinienne et au Fatah pour leur sombre bilan sur tous les fronts, et confronter l’occupation israélienne et les politiques américaines » au Moyen-Orient.
Analyste à l’Institute for Policy Studies de Washington et codirectrice du Comité des ONG sur la Palestine à l’ONU, Phyllis Bennis considère que l’élection du Hamas est d’abord et avant tout « un vote de protestation » : contre la corruption endémique de l’Autorité palestinienne, et contre l’approche unilatéraliste israélienne endossée par l’administration Bush. Nassar Ibrahim y voit également « un profond désir de changement et de restructuration significative du corps social et politique » de la société palestinienne.
Ces analystes craignent toutefois que l’élection d’un parti islamiste en Palestine ne serve de nouveau prétexte, au gouvernement israélien, pour prolonger l’attitude « unilatéraliste » observée par le premier ministre Sharon depuis 2002. Sous la gouverne de George W. Bush, les États-Unis avaient, à l’été 2002, bifurqué du processus de paix enclenché par les Accords d’Oslo pour tabler sur la Feuille de route. Bien qu’incomplète, celle-ci avait tout de même le mérite de préconiser les « négociations » entre Israël et l’Autorité palestinienne. Mais constatant la faiblesse de l’Autorité palestinienne, et le peu de pression exercé par la communauté internationale, Sharon s’était depuis employé à « imposer » un processus de paix unilatéral (retrait de la bande de Gaza et construction du mur de sécurité qui serpente à l’intérieur des territoires palestiniens fragmentés) en prétextant n’avoir aucun interlocuteur digne de ce nom du côté palestinien. Une attitude largement endossée par plusieurs gouvernements occidentaux.
« Dès l’annonce des résultats, une immense campagne de mystification internationale a commencé », indique Michel Warschawski, journaliste et directeur du Alternative Information Centre à Jérusalem. « “Nous n’avons plus de partenaires”, ont affirmé les dirigeants israéliens. Avec la victoire du Hamas, ont renchéri les médias occidentaux, le processus de paix est maintenant enterré. Comme si, à la veille des élections, il y avait eu un processus de paix ou pour le moins des négociations israélo-palestiniennes ! », déplore-t-il. Plutôt que d’y voir une rupture, le refus israélien de négocier avec le Hamas s’inscrit en parfaite continuité avec l’unilatéralisme israélien des dernières années, argumente Warschawski.
Gilbert Achcar, professeur de sciences politiques à l’Université de Paris VII, va plus loin en affirmant que « la victoire électorale du Hamas est le résultat que la stratégie de Sharon visait à obtenir ». Afin de pouvoir imposer « sa propre version dure de l’interprétation sioniste d’un règlement avec les Palestiniens », Sharon devait réunir, selon ce spécialiste du Moyen-Orient, deux conditions : « réduire au minimum la pression internationale pouvant s’exercer sur lui, [et] faire la démonstration qu’il n’existe aucune direction palestinienne avec laquelle Israël pourrait traiter ». Un jeu de chat et de souris qui rappelle les nombreuses tentatives du pouvoir israélien de contrer le nationalisme du Fatah d’Arafat et les groupes de gauche en appuyant, tacitement ou directement, les mouvements islamistes palestiniens.
Une Autorité palestinienne discréditée
La victoire du Hamas doit également être mise en perspective avec l’incapacité de l’Autorité palestinienne à améliorer les conditions de vie de la population palestinienne. Gangrenées par la corruption durant le règne du Fatah, les capacités du gouvernement palestinien ont largement été réduites par les nombreuses incursions militaires des forces israéliennes en territoire palestinien depuis le lancement de la deuxième Intifada à l’automne 2000.
Dans un article publié par le mensuel israélo-palestinien News from Within, le journaliste Josh Friedman déplore que la stratégie militaire israélienne ait mis autant d’ardeur à cibler les infrastructures gouvernementales et le personnel de l’Autorité palestinienne (AP). « De telles actions ont gravement endommagé l’AP et ont renforcé le pouvoir du Hamas. Inutile de dire que la capacité de l’AP à assurer ses fonctions gouvernementales de base a été sérieusement handicapée par l’offensive israélienne. Ceci a rendu non seulement la société palestinienne dépendante des réseaux de services sociaux du Hamas, mais a en plus renforcé l’image du mouvement islamiste comme réel défenseur des droits nationaux palestiniens. »
Réactions à venir
Ce changement radical du cadre politique au Moyen-Orient constitue une véritable gifle pour l’administration Bush et son désir de « démocratiser » cette région stratégique. Qui plus est, la victoire du Hamas constitue une rare élection d’un mouvement islamiste porté aux urnes lors d’élections libres, démocratiques et transparentes.
Pour plusieurs, le Hamas ne ratera pas ce rendez-vous avec l’Histoire. Malgré son objectif à long terme d’islamisation du monde arabe, la formation politique pourrait rapidement faire preuve d’un pragmatisme très rationnel. Ainsi, l’appel à un gouvernement d’union nationale avec le Fatah et l’acceptation que l’important dossier des affaires internationales soit géré par l’Organisation de libération de la Palestine - toujours dirigée par le Fatah - ont démontré la voie que le mouvement islamiste entend suivre. Sans reconnaître immédiatement Israël, le Hamas propose une trêve à long terme, voire de cinquante ans. Alors que les pragmatiques du Hamas semblent avoir le dessus pour l’instant, les difficultés rencontrées dans la gestion de la misère créée par l’occupation pourraient entraîner un important tiraillement au sein du mouvement.
Comment réagiront les gouvernements occidentaux et la société israélienne, conviée à son tour aux urnes dans quelques semaines ? Malgré les déclarations de l’administration Bush au lendemain des élections, « il est improbable que la Maison blanche adopte une approche de laisser-faire, souligne Josh Friedman. Déjà, il y a des discussions sur la possibilité que les États-Unis puissent dialoguer avec [le président Mahmood] Abbas seulement, ou négocier via l’Organisation de libération de la Palestine, que le Fatah contrôle toujours ». Et comme le Hamas ne se laissera pas isoler si facilement, « les États-Unis seront éventuellement forcés de considérer le nouveau gouvernement palestinien », conclut le journaliste. Les récentes fuites à Washington quant à une éventuelle politique d’isolement du Hamas contredisent toutefois ce scénario optimiste.
À court terme, la société palestinienne est aujourd’hui confrontée à une situation cruciale : la suppression des appuis financiers des gouvernements occidentaux, cumulés au gel des transferts de taxes perçues par l’État israélien sur les produits à destination des territoires palestiniens, se traduirait par un manque à gagner de 135 millions de dollars par mois pour le gouvernement palestinien. Cette situation risque-t-elle de se produire ? « Toute tentative des États-Unis et de l’Union européenne de forcer par la faim les Palestiniens à se soumettre, en interrompant l’aide économique qu’ils leur accordent, conduirait à un désastre tant sur le plan humanitaire que sur le plan politique », prévient Gilbert Achcar.